Chroniques

par marc develey

Arthur et Lucas Jussen jouent Schubert
Fantaisie, impromptus et marches militaires

Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron / Château de Florans
- 9 août 2011
Arthur et Lucas Jussen jouent Schubert
© christophe gremiot

L’exploration de la grammaire classique par les frères Jussen, que l’on connaît déjà dans Mozart et Beethoven, s’enrichit, en ce début de soirée, d’une large et impressionnante incursion dans le répertoire schubertien. Arthur Jussen, le puiné, ouvre le concert par un extrait, certes encore exploratoire mais déjà très engagé, du premier opus d’Impromptus D.899 (Op.99).

Vive et précise, la main droite sème en nappes sablées les gammes du n°2 en mi bémol majeur, sur la scansion d’une main gauche plus discrète dans une grande économie de pédale ; la perfection technique et la grâce d’un très léger rubato donnent à ces mesures la saveur un peu précieuse d’une étude mezza voce. Parfois, quelques crescendos cherchent encore leur subtilité, et si, fidèles à un phrasé plus rhétorique que lyrique, les traits dramatiques de la partie centrale hésitent devant l’unité du chant, la souplesse des nuances impressionne tout autant que la richesse de l’intention expressive. Une main gauche éprise inscrit alors avec bonheur la reprise du thème dans la caresse tour à tour legato et staccato d’une basse inventive. Dans un nuancier fort maîtrisé, la dynamique déploie la séduction d’un matériau traité en aimable ritournelle avant une conclusion aussi claire que concise, signature d’une belle intelligence formelle.

Le solaire n°3 en sol bémol majeur glisse sur une moire arpégée dans une maîtrise lumineuse des résonnances. Allant approfondissant son élégant et discret lyrisme, le chant se prévaut d’un léger rubato, plus appuyé sur les fins de phrases et dans l’aigu. Une accentuation souvent inventive porte la narration à hauteur d’une musicalité fine, sans excès ni maniérisme. Un certain désir du silence permettrait peut-être d’éviter à la reprise une allure de simple répétition, au demeurant toujours harmonieuse.

Les arpèges du quatrième et dernier numéro de l’opus (en la bémol mineur) sont servis de façon joliment galetés, dans un son toujours très clair et une basse chantante, légère et audible. Point faible de ces pages, la partie centrale de la forme Lied laisse entendre un rubato encore trop systématique sur les fins et débuts de phrase ; le texte, quoique distinctement exposé, s’obscurcit d’une dureté un peu formelle qui en voile l’intention. La reprise perlée du refrain renoue avec l’élégance initiale, mais la réitération d’un crescendo réglé sur les éléments répétitifs du motif fait légèrement perdre en consistance la continuité du propos.

Au final, outre une technique affirmée, nous apprécions ici les qualités formelles de la recherche, la nouveauté de tel ou tel coloris, la rigueur avec lesquelles les propositions sont tenues. Dans la mesure de notre oreille, il semble encore que reste à arrondir ce déjà étonnant et très intéressant Schubert d’une plus riche texture émotionnelle.

Deux pages du second opus d’Impromptus D.935 (Op.142) sont ensuite offertes par Lucas Jussen, serviteur d’un jeu dont l’invention s’impose de façon peut-être moins immédiate, mais d’une confondante maturité. Dans un tempo mesuré, le n°1 en fa mineur se pose sobrement dans une belle sonorité ronde. Présente, la main gauche marque le rythme d’une danse robustement distinguée et laisse sonner les basses de quelques traits joliment inhabituels. Un perlé d’une touchante tendresse introduit le thème en la bémol mineur. D’une infinie douceur, les répons antécédents-conséquents dialoguent en decrescendos voluptueux sur la moire diaprée de la main droite ostinato. Le mouvement délicat du désir s’accompagne du bercement d’un rubato infime, délicieux. Viril alors, le thème initial s’impose marcato dans un climat un peu lancinant traversé d’un émouvant jeu de micro-hésitations. Le Steinway délivre des aigus d’une rare délicatesse, dans un nuancier réduit de pianissimo à mezzo forte, traversé seulement de sforzati graves d’une parfaite tenue.

Un sens consommé du chant marque l’exposition du thème du n°3 en si bémol majeur. Les variations s’enchainent dans une musicalité incroyable. La danse élégante et résolue de la deuxième, clairement posée dans un grand style aux gruppetti savoureux, fait place à une soudaine et douloureuse barcarole (Variation III), délivrée sans pathos mais dans la pudeur de ces chansonnettes un peu triste qu’on se murmure en pays mélancoliques. Suit une page aux pianissimi délicieux qui, quoiqu’un peu plus lourde, confirme la richesse d’une subtile palette sonore. La cinquième variation muse sans préciosité inutile dans des perlés d’une amoureuse prévenance. Apaisé, le thème, repris dans les sonorités longues qu’on dirait de cloches ou d’orgue, clôt ce superbe moment dans un couchant voluptueusement ensoleillé.

Pour finir, les deux pianistes réalisent le bonheur des impossibles complexités stylistiques d’une Fantaisie à quatre mains en fa mineur D.940, qu’on aura rarement entendu à ce degré d’intelligence et de complicité pianistiques. En toute simplicité, le thème est exposé par Lucas Jussen dans une touche exquise et sans aucune affèterie. Sa clarté mélancolique introduit un bel amble délicatement ciselé, auquel succèdent les forte expressifs du second thème, délivré dans un crescendo progressif et des accents résolument détourés. Arthur Jussen sait soutenir le chant d’un pathos retenu, galop assourdi d’un lointain Erlkönig. Le tempo tenu fait du retour du thème un moment de grâce bouleversante, toujours fort harmonieusement servie par la moire sobre et les répons discrets du second duettiste. Le Largo alors soumet l’emphase déclamatoire de ses mesures initiale à un ascétisme qui pourrait trouver à s’assumer plus encore – mais s’achève, bienheureux, dans un chant somptueusement orné de succulences perlées.

Allègre et savoureux, le scherzo, un brin alourdi peut-être, s’en va, Allegro vivace, se délivrer de son chant dans un phrasé précis au contrepoint joueur. Retour brusque du thème, que sa traversée des mouvements précédents a audiblement muri, douleur et lumière. L’homogénéité de jeu des duettistes laisse s’entrelacer la fugue du second thème jusque au grand tutti symphonique dans un contrepoint strié de modulations rares ; et l’ultime rappel du thème referme la Fantaisie dans des mesures du plus sombre hiératisme.

Joueurs après ces moment d’une grande émotion, les deux frères offrent l’une des Trois marches militaires D.733 du même Franz Schubert dans un climat dansant, rieur et dynamique, ainsi qu’une très enlevée Polka d’Adolfo Berio (grand-père de Luciano). Un duoet des solistesà suivre, assurément.

MD