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Chroniques
Arthur Honegger | Symphonie liturgique
Mikko Franck dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France
Qui ne vit jamais les photos de six musiciens français réunis autour de Jean Cocteau dans les années cinquante (voir ci-contre) ? Qui ne vit le grand tableau de Jacques-Émile Blanche, représentant en 1923 cette poignée d’amis musiciens, aujourd’hui conservé au Musée des beaux-arts de Rouen (tout comme le portrait de Poulenc que l’artiste réalisait aussi) ? Ils furent d’abord trois. Sans programme ni autre mot d’ordre que de se trouver bien ensemble à faire de la musique qui ne ressemblât surtout pas à celle de Wagner. Ils formèrent les Nouveaux Jeunes qui ont enthousiasmé Erik Satie durant la dernière année de la Grande Guerre. Ils s’appellent Georges Auric (né en 1899), Louis Durey (1888) et Arthur Honegger (1892). En 1918, Cocteau immortalise le souvenir de leur conversation dans son livre Le coq et l’Arlequin. Puis le Marseillais Darius Milhaud (1892), secrétaire de l’homme de lettres et ambassadeur à ses heures perdues Paul Claudel qu’il avait accompagné au Brésil, revient de Rio de Janeiro et retrouve ses copains d’avant-guerre : tout naturellement, il devient le sixième d’un groupe qui venait de s’enrichir de Germaine Tailleferre (1892) et de Francis Poulenc (1899), ce qu’officialise le concert du 5 avril 1919 avec un programme qui les réunit.
Au début de l’année suivante, dans un article, le critique et compositeur Henri Collet (également professeur de littérature espagnole au prestigieux Janson-de-Sailly) les compare aux fameux Russes du siècle précédent – Balakirev, Borodine, Cui, Rimski-Korsakov et Moussorgski constituaient le Groupe de Cinq, tous soucieux de russifier le répertoire national en se démarquant des influences allemandes et italiennes –, et son mot de Groupe des Six est resté. 1920, c’est aussi l’année où paraît L’album des Six, un cahier de pièces pour le piano (Mazurka de Milhaud, Valse de Poulenc, Romance sans paroles de Durey,Pastorale de Tailleferre, Prélude d’Auric et Sarabande d’Honegger). Quant au ballet de Cocteau, Les mariés de la tour Eiffel, il est créé au Théâtre des Champs-Élysées en 1921, sans connaître le retentissement de Parade (Cocteau, toujours, avec Satie, Massine et Picasso, 1917) et sans la contribution de Durey. Cent ans après l’éclosion de ce phénomène, l’Orchestre Philharmonique de Radio France lui rend le pétillant hommage qui lui est dû, au fil de trois concerts où les pages symphoniques voisineront des opus de chambre.
Avec son assistant le poète Blaise Cendrars, Abel Gance tourne en 1921 La rose du rail, un film de près de quatre heures qui sortira sous le titre La roue, en février 1923, avec une musique originale d’Honegger. En réalité, le compositeur normand d’origine suisse avait réalisé un digest empruntant à une cinquantaine de musiciens de l’époque, ne fournissant de sa propre main qu’une brève ouverture : il développe plus tard ces quelques mesures dans un mouvement symphonique, Pacific 231, du nom de la locomotive Baldwin alors en vogue que l’on voit dans le film. Et cette œuvre qui connut le succès au concert plutôt qu’au cinéma, dès sa création au Palais Garnier 8 mai 1923, devait retrouver le grand écran en 1949 grâce au court métrage conçu par Jean Mitry, Pacific 231. Nous nous trouvons assez dépités par la lecture de Mikko Franck : démarrage sans mystère, parcours dépourvu d’imagination, pas de hiérarchie entre les différents plans instrumentaux. L’exécution ne raconte à peu près rien d’autre qu’une baguette égarée dans la boîte à feu.
Avant de jouer une pièce emblématique des Années folles, Le bœuf sur le toit, le Philhar’ invite la saxophoniste Jess Gillam pour Scaramouche, suite tirée d’une musique de scène que Milhaud écrivit en 1937 pour accompagner les représentations du Médecin volant de Molière, et surtout connue dans sa version originale pour deux piano (la version pour saxophone et orchestre date de 1939). L’opulence de l’instrument soliste profite au Vif et joyeux qui gagnerait à plus de légèreté dans les pupitres. On aime la jolie tendresse du Modéré central, mais la Brazileira finale n’a rien d’endiablé, contrairement à ce que suggère l’œuvre. En 1919, O boi no telhado, une chansonnette brésilienne, inspirait à Milhaud Cinéma-fantaisie pour violon et piano, écrit pour accompagner un film de Chaplin. Le 21 février 1920 est créé un ballet-pantomime par les circassiens Fratellini, sur un argument de Cocteau : il s’agit d’une nouvelle version, intitulée Le bœuf sur le toit. Si Mikko Franck y fait preuve d’un peu plus d’esprit, la sensualité n’est pas au rendez-vous, et il en fait par moments du jazz, ce que cette pièce – solaire, parait-il ?... – n’est pas. En guise de coupes de champagne, c’est un méchant bol de bortsch qu’on nous sert.
La flûtiste Magali Mosnier et la pianiste Catherine Cournot reprennent les rênes du concert au retour de l’entracte, avec une interprétation de toute beauté de la Sonate pour flûte et piano avec laquelle Poulenc honorait, en 1956, une commande de l’Elizabeth Sprague Coolidge Foundation. Enfin, voici la grâce, avec l’Allegretto malinconico pris dans la bonne couleur et l’articulation idéale ! La simplicité du chant va droit au cœur. La Cantilena est de cette facture plus complexe qu’on connaît aux mélodies de l’auteur de Dialogues des carmélites. Dans une fraîcheur délicieuse, les musiciennes donnent l’insolente badinerie, Presto giocoso. Est-il normal que dans une soirée symphonique le seul moment réussi soit le duo chambriste ?...
Tenté, pour faire amitié au chef en restant sur cette belle impression, de quitter l’auditorium après la sonate, mais pris de scrupule, je ne bouge pas du fauteuil : la Symphonie H.186 n°3 « Liturgique » commence. Les premières œuvres du Groupe des Six arrivaient avec la fin de la Première Guerre mondiale : la Liturgique est écrite au lendemain de la Seconde, à partir de trois prières : Dies irae, De Profundis clamavi et Dona Nobis Pacem. Charles Munch la créa le 17 août 1946, à Zurich. Et c’est un miracle ! Dans l’Allegro moderato, Mikko Franck se révèle incisif comme l’on ignorait qu’il pût l’être, tout entier à ce qu’il fait. Il y a du relief, la dynamique est riche, la tension remarquable. Il maintient la nuance de l’Adagio avec subtilité, dans une concentration résistante où il invite un lyrisme de bon aloi, gérant à la perfection la montée du climax. Des équilibres très soignés caractérisent l’Andante, litanie à l’allure revêche. La douceur de la coda est une bénédiction, peut-être une récompense. Comme quoi, tout peut arriver, même le meilleur !
HK