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Chroniques
Au bonheur des dames
film de Julien Duvivier – musique de Jonathan Pontier
Le 23 septembre 2018, le festival Musica proposait en ciné-concert Au bonheur des dames (1930), un film de Julien Duvivier accompagné par la musique de Jonathan Pontier (né en 1977). La période de confinement sanitaire que vit actuellement le monde artistique permet à cette création mondiale de refaire surface, grâce à l’ensemble Accroche Note qui la soutenait, depuis sa commande jusqu’à la rencontre avec le public – Armand Angster (clarinette), Marie-Andrée Joerger (accordéon), Christophe Beau (violoncelle), Christelle Séry (guitare électrique), Françoise Kubler (voix enregistrée), auxquels se mêlent le compositeur (échantillonneur) et Frédéric Apffel (ingénieur du son).
Julien Duvivier (1896-1967) compte parmi les réalisateurs français illustres des années trente, avec Jean Renoir, Jacques Feyder, René Clair et Marcel Carné. Inspiré par le roman éponyme d’Émile Zola (1883), onzième volume des Rougon-Macquart, son film marque la fin de ses productions muettes, lesquelles seraient éclipsées par ses succès futurs avec Gabin et Fernandel. Cette adaptation intemporelle mérite qu’on s’y attarde. On y suit Denise, jeune orpheline montée à Paris pour travailler chez son oncle, marchand de drap. Mais le petit commerce est au bord de la faillite face à la concurrence de ce qu’on appellerait grand magasin – Zola s’est inspiré du Bon Marché et de La Samaritaine, Duvivier tourna aux Galeries Lafayette. C’est chez ce concurrent que la jeune fille trouve une place et s’éprend d’Octave Mouret, son ambitieux directeur qui construit l’avenir à coup de publicité agressive (de l’homme-sandwich jusqu’aux prospectus jetés d’un avion) et d’appropriation d’un quartier entier. Sans chercher la nuance, le cinéaste montre le capitalisme et la spéculation comme les agents inéluctables de la transformation de l’économie et du paysage urbain.
« J’ai été d’abord pris par cette dualité création/destruction, cette idée que le progrès a parfois l’humeur archaïque des grandes hydres sans tête, qu’il avance inexorablement malgré l’issue incertaine », explique Jonathan Pontier (brochure de salle), que la qualité narrative et picturale du film a convaincu d’accepter la commande de Musica et des musiciens précités. Cet enfant des contraires, comme il se définit lui-même, sous-titre sa partition poème de l’activité humaine. On y trouve moins de leitmotivs que d’instruments caractérisés.
Ainsi, associée au progrès, la guitare électrique accompagne l’arrivée ferroviaire de Denise dans le chaos parisien, mais aussi – assez rock – notre première entrée dans ce temple de la tentation moderne qu’est Au bonheur des dames. En revanche, l’accordéon incarne un passé en train de disparaître. Fil rouge de la partition, il escorte surtout l’oncle Baudu, vieillard qui doit affronter la déroute de ses affaires, la mort de sa fille, puis un avis d’expulsion. La clarinette le rejoint souvent, signalant le danger : il affleure alors que Mouret dresse un plan du futur quartier devant l’actionnaire Hartmann, quand le chef du personnel tente d’abuser de Denise, et lorsque Colomban renonce à son avenir de gendre dans l’univers décati du Vieil Elbeuf. Enfin, l’échantillonneur confronte le public « aux immédiatetés du quotidien », comme les nomme Pontier, soient une famille attablée, des rires moqueurs, une réception mondaine, etc. En définitive, le compositeur participe au suspense cinématographique par son art moins illustratif qu’inventif.
LB