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Au monde
opéra de Philippe Boesmans
Accueilli en résidence durant deux décennies, Philippe Boesmans (né en 1936) a tissé des liens uniques avec le Théâtre royal de la Monnaie, grâce à la confiance de ses directeurs successifs – Gerard Mortier (1981-1992), Bernard Foccroulle (1992-2007) et Peter de Caluwe (depuis 2007). Tous ses ouvrages lyriques y furent créés, à l’exception d’Yvonne, princesse de Bourgogne [lire notre chronique du 5 février 2009], lequel est malgré tout lié à l’audacieux successeur de Maurice Huisman, durant son purgatoire parisien. C’est d’ailleurs à Mortier que l’institution belge dédie la création mondiale d’Au monde, le saluant d’avoir rendu à l’opéra son caractère de forme théâtrale vivante. Sa coproduction avec l’Opéra Comique fit l’objet de neuf représentations entre le 30 mars et le 12 avril 2014 dont témoigne la retransmission disponible sur son site internet, en cette période de confinement sanitaire mondial.
L’argument, tout d’abord. Après cinq ans d’absence, Ori retrouve les siens, ce qui plonge le mélomane dans un huis clos tchekhovien tendu qui n’a rien à envier à certains opéras de Debussy ou de Britten (Pelléas et Mélisande, Owen Wingrave). Le jeune homme vient de renoncer à une brillante carrière militaire, décision déplorée par un père vieillissant qui fit fortune dans l’industrie du fer. Le frère aîné est présent, mais aussi la sœur aînée, enceinte, et son mari, la seconde fille – une vedette de la télévision – ainsi que la plus jeune fille, ou du moins celle qui en fait désormais office. Dehors, un assassin de femmes rôde dans la nuit, tandis qu’une étrangère hante la demeure paternelle et les rêves de la seconde fille.
« Au monde n’est pas une pièce sur la famille, mais sur une famille en particulier, pilier de notre système économique, social, politique, et sur le rapport des membres de cette famille au monde qui les entoure » (programme de salle). D’un texte paru en 2004 jouant sur l’archétype fictionnel et l’effet voilé, Joël Pommerat, qui a déjà vécu un travail d’adaptation lyrique avec sa pièce Grâce à mes yeux (2003), pour Oscar Bianchi [lire notre chronique du 8 juillet 2011], tire un livret en vingt scènes, assez dépouillé pour permettre l’expression musicale. Éric Soyer (décors et éclairages), Isabelle Deffin (costumes) et Christian Longchamp (dramaturgie) accompagnent l’auteur français qui se charge de la mise en scène, avec l’excitation de parvenir à faire tenir debout une de ses histoires qu’il reconnait volontiers bancales et tordues.
Après Pierre Mertens et Luc Bondy, Philippe Boesmans collabore donc avec un nouveau maître en écriture. Lors d’une table ronde aixoise, en 2016, il précise à son sujet : « ses personnages sont de bons personnages à mettre en musique pour moi car ils sont complexes, ils sont à la fois angoissés, généreux, pleins » (in Un parcours dans la modernité, Aedam Musicae, 2017) [lire notre critique de l’ouvrage]. Et ces riches figures, le musicien souhaite qu’on les entende à l’opéra aussi bien qu’au théâtre. Patrick Davin le confirme : « […] il a trouvé au contact de Monteverdi le désir que chaque mot prononcé soit audible. Au milieu d’un orchestre Philippe réussit à nous faire entendre la moindre syllabe » (ibid.). En fosse avec la formation maison, le chef estime le clair-obscur de cette nouvelle partition « presque baroque, au sens pictural du terme ».
Hélas, la captation des 3 et 9 avril 2014 recèle quelques passages brumeux qui gâchent les interventions d’une distribution par ailleurs excellente. Incarnant la Deuxième fille, Patricia Petibon s’en détache car son personnage exprime des émotions et interrogations avec une constance refusée aux autres. En Jeune fille soucieuse de l’intérêt qu’on lui porte, Fflur Wyn semble sur ses traces [lire nos chroniques de Lucio Silla et de Rodrigo], quand la Fille aînée, confiée à Charlotte Hellekant [lire nos chroniques de Owen Wingrave, Matsukaze et The raven], livre difficilement ses secrets. Dans le rôle de Femme étrangère, Ruth Olaizola intervient parfois dans une langue que la comédienne emprunte à ses racines basques. Frode Olsen (Père), Werner Van Mechelen (Fils aîné), Stéphane Degout (Ori) et Yann Beuron (Mari de la fille aîné) complètent de façon crédible cette famille.
LB