Chroniques

par gilles charlassier

Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny

opéra de Kurt Weill
Teatro Real, Madrid
- 8 octobre 2010
Mahagonny de Kurt Weill au Teatro Real de Madrid
© javier del real

Quand Kurt Weill composa l’opéra Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, présenté la première fois à Leipzig en 1930, il réutilisa le matériau du Mahagonny Singspiel, écrit trois années auparavant. Les six numéros primitifs, d’un style bigarré d’influences variées, tiennent plus de l’illustration musicale, certes géniale, du texte de Bertold Brecht, que d’une œuvre lyrique à part entière. Les musiques de genre produisent un impact immédiat sur le spectateur et restent fidèles au projet du dramaturge allemand de critique grinçante du capitalisme, responsable du chaos économique et social qui agita l’Allemagne des années folles. Il peut ainsi être tentant de faire ressortir les sources d’inspiration dans l’opéra et le jouer comme un ouvrage de théâtre musical. Mais ce faisant, l’allégeance aux intentions dramaturgiques masque l’originalité de la pensée musicale de Weill, qui emprunte autant au « style de chanson » qu’à celui « parfaitement strict, rigoureusement responsable » de la grande tradition européenne et des recherches contemporaines dans les contrées de l’atonalité. Au swing et au cabaret répondent le contrepoint de Bach et l’expressionnisme de Berg. Et c’est cette variété de consistances structurelles qui, tout en faisant l’originalité de la partition, la relie du même coup à l’histoire de l’art lyrique, lui donnant sans ambiguïté son identité générique.

C’est ce point de vue résolument opératique que Pablo Heras-Casado a adopté dans la version anglaise ici donnée, Rise and fall of the city of Mahagonny, pour le plus grand bonheur de la sensibilité et de l’intelligence musicales. Le jeune et talentueux chef d’orchestre espagnol réalise l’assomption de la diversité de caractères et de tons sous le signe du raffinement orchestral, livrant ainsi une lecture d’une grande cohérence où les accents populaires d’un numéro de revue côtoient avec naturel la fragilité d’un souvenir d’un nocturne de Chopin ironiquement pastiché. Les textures et les couleurs des bois chatoient les oreilles – la transparence liquide des clarinettes ! – que les cuivres ne blessent jamais. Le sens de la progression dramatique se révèle impressionnant dans le crescendo de la scène finale où l’Orquesta Sinfónica de Madrid fait éclater dans la gradation des forte toute la tension qui semblait placidement contenue.

Le plateau vocal s’avère tout à fait en phase avec la direction musicale. Jane Henschel incarne une Leocadia Begbick à l’autorité plantureuse. Williard White ne dément pas sa glorieuse carrière en Trinity Moses. Le ténor de caractère Donald Kaasch est un Fatty The Bookeeper adéquat. De son soprano chaud et fruité, Measha Brueggergosman distille une séduction vénéneuse en Jenny Smith. Michaël König manifeste ses qualités de ténor héroïque en Jim MacIntyre, et la vaillance du timbre et des aigus dans la scène du bûcher (troisième acte) concentre justement l’attention sur la victime émissaire. La voix légère et haut perchée de John Easterlin sert honorablement les rôles de Jack O’Brien et de Toby Higgins. Otto Katzameier et Steven Humes font de crédibles apparitions en Bank-Account Bill et en Alaska-Wolf Joe. L’impact du Chœur du Teatro Real, conduit par Andrés Maspero, est indéniable et participe d’une manière significative à la force de la dernière scène.

En confiant les clefs de la régie à la Fura del Baus, on était assuré que le marxisme de Brecht allait servir une critique de notre libéralisme consumériste, et on pouvait craindre que la réputation iconoclaste de la compagnie catalane ne jetât une ombre sur la partie musicale. La lecture engagée et la laideur des décors ont pu satisfaire quelque think tank de spectateurs qui ont placé leur fauteuil dans le sens de la marche du tapis roulant de l’histoire. Les scènes de dépravation au deuxième acte sont bien vues. La distribution de la nourriture d’un silo vers les auges en métal de chacun ou la standardisation mimétique des relations sexuelles font éclater la force déshumanisante de la financiarisation du monde et rassure le public sur sa lucidité. Les éclairages sombres, réalisés par Urs Schönebaum, accentuent le pessimisme de la vision proposée. Mais l’abstinence vidéographique et la sobriété inhabituelle des moyens utilisés prennent tout leur sens dans la puissance du chaos final où le peuple de Mahagonny, banderoles contradictoires déployées, s’avance dans une noire apothéose, une apocalypse parfaitement opératique.

GC