Chroniques

par irma foletti

Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny

opéra de Kurt Weill
Festival d’Aix-en-Provence / Grand Théâtre de Provence
- 9 juillet 2019
À Aix, Ivo van Hove met en scène Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny
© pascal victor | artcompress

Ouvrage jamais représenté au Festival d’Aix-en-Provence, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill est donné dans une nouvelle et large coproduction, avec le Dutch National Opera (Amsterdam), le Metropolitan Opera (New-York), le Vlaamse Opera (Anvers et Gand) et les Théâtres de la ville de Luxembourg, maisons qui devraient accueillir ce spectacle les prochaines saisons.

Le metteur en scène Ivo van Hove [lire nos chroniques de Der Schatzgräber, Macbet, Boris Godounov, Journal d’un disparu et Don Giovanni] démarre l’action sur un plateau tout noir, muni d’une petite passerelle sur roulettes surmontée d’un écran. Au fur et à mesure de la construction de la ville de Mahagonny, les personnages entrent en même temps que sont apportés quelques éléments de décors, tout ceci filmé et projeté en direct par un opérateur, caméra sur l’épaule, qui s’arrête souvent sur un visage en gros plan. Les femmes s’apprêtent à la table de maquillage et s’habillent sexy en vue de leurs prestations tarifées, puis la bière Mahagonny coule à flots, dont les cannettes, au nom près, sont celles d’une célèbre marque amstellodamoise à étiquette verte. Le piano qu’on amène peine à installer une ambiance de saloon ou de cabaret, mais la séquence suivante, où Jim Mahoney évoque avec nostalgie sa vie passée en Alaska, est très émouvante, une boule à neige en main filmée de près. À l’arrivée du cyclone en fin de premier acte, ce sont trois énormes ventilateurs qui tournent et produisent un petit vent rafraichissant dans la salle.

La catastrophe ayant été évitée de justesse après l’entracte, désormais « tout est permis » dans la ville épargnée. Priorité est donnée aux quatre plaisirs de la vie : manger, faire l’amour, se battre et boire. Comme pour les bulletins météo ou, plus généralement, de nombreux films réalisés de nos jours, de grandes parois vertes en fond de décor permettent le procédé d’incrustation des solistes filmés dans des séquences préenregistrées. Comme dans le film La grande bouffe de Marco Ferreri (1973), Jack meurt d’un trop-plein de nourriture, à l’intérieur d’une cuisine de restaurant étoilé. Pour ce qui est du Lieben, une femme dévêtue apparaît à l’écran à quatre pattes, chaque homme donnant, tour à tour, ses mouvements de va-et-vient, pantalon baissé. Le Kämpfen est illustré par un combat de boxe, à l’issue rapide, la lutte étant en effet très inégale entre Joe et son adversaire, boxeur invisible sur le film et habillé tout de vert en réalité. Puis la consommation d’alcool, en quatrième précepte, est sujette à une bagarre générale. Le troisième et dernier acte est moins agité, le procès de Jim est un vrai spectacle où chacun amène sa chaise, avant la scène finale de destruction de la ville : fumées, quelques flammes, casse des parois, jets de peinture.

Le ténor Nikolaï Schukoff est un vrai bonheur dans le rôle très exigeant de Jim Mahoney, vaillant et endurant de bout en bout, même si on entend quelques tensions. Il est très expressif et fort bon acteur également [lire nos chroniques de La grotta di Trofonio, Carmen, Le livre de la jungle, Lady Macbeth de Mzensk, Das klagende Lied, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, Dialogues des carmélites, Das Lied von der Erde, Parsifal, Symphonie en mi bémol majeur n°8, Jenůfa, Fidelio, La Juive, Te Deum, Lohengrin, The Bassarids et Káťa Kabanová]. Il n’est pas sûr, en revanche, qu’Annette Dasch trouve en Jenny Hill son meilleur rôle : les moyens sont, certes, généreux, mais le style très opératique, très lyrique, manque d’un peu de gouaille [lire nos chroniques de Tannhäuser, Die Meistersinger von Nürnberg et Lohengrin].

Pour la raillerie et le sarcasme, Karita Mattila (Leokadja Begbick) en a à revendre. Elle donne un fort impact à ses dialogues, ainsi qu’à son chant, par moments plus discret dans le grave sauf lorsqu’elle détimbre, ces petits passages devenant électrisants. Son jeu peut même aller, avec justesse, jusqu’à l’obscène, par exemple quand elle frotte ses dollars sur ses parties intimes. Ses deux compères prisonniers fugitifs Alan Oke (Fatty) et Willard White (Dreieinigkeitmoses) font entendre une certaine usure vocale qui correspond bien aux deux emplois, et les trois compères bûcherons de Jim sont aussi de fort bons chanteurs : Sean Panikkar (Jack), Thomas Oliemans (Bill) et Peixin Chen (Joe).

Excellent plateau vocal, donc, un chœur Pygmalion absolument remarquable, et une direction d’Esa-Pekka Salonen aux commandes du Philharmonia Orchestra encore supérieure ! Chaque venue de ce chef, également compositeur à ses heures, est, décidemment, à ne pas rater [lire, entre autres, nos chroniques des 6 et 10 avril 2006, des 4, 5 et 8 novembre 2007, du 18 décembre 2008, du 4 mars 2009, du 15 novembre 2011, des 18 et 22 juillet 2013, enfin du 14 mars 2014]. La puissance musicale obtenue peut enlever le dernier doute sur la mention opéra de l’œuvre conjointe de Kurt Weill et Bertolt Brecht. La partition est foncièrement en phase avec l’action, des passages mélancoliques et doux succèdent à des parties plus héroïques où les cuivres montrent tout leur brillant, à la limite de couvrir les voix, cependant. Un moment inoubliable également, de silence cette fois, lorsqu’après la mort de Jim et avant la scène finale de destruction, le chef se tourne doucement mais ostensiblement vers la salle pour la dissuader de tout applaudissement… effet garanti et silence absolu.

IF