Chroniques

par bertrand bolognesi

autour de 1914 – Debussy, Casella et Rachmaninov
Orchestre national de France, Enrico Dindo, Gianandrea Noseda

Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon / Corum
- 23 juillet 2014
Gianandrea Noseda et l’ONF au Festival de Radio France et Montpellier 2014
© luc jennepin

Après une infidélité (de taille !...) du côté du bel canto, les soirées du Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon renouent avec le thème Autour de 1914, exploré plus d’une fois ces derniers jours [lire nos chroniques du 21 et du 22 juillet 2014]. Alors que son programme du 16 présentait ce qu’on eut pu écouter de l’autre côté du Rhin à l’aube du grand conflit mondiale (Wagner, Stefan, Brahms et Schubert orchestré par Reger), l’Orchestre national de France fait entendre aujourd’hui ce qui se jouait à l’époque sur cette rive-ci – c’est en tout cas ainsi que l’affiche est présentée, bien que ce ne soit pas du tout exact, en réalité : certes Prélude à l’après-midi d’un faune fut joué pour la première fois en 1894 et le ballet en fut créé au printemps de 1912, mais si la version originale pour piano à quatre mains de l’opus 25 de Casella date en effet de 1914, son orchestration ne fut réalisée qu’à la fin de la guerre ; de même les deux autre pages au menu regardent-elles plus vers la prochaine apocalypse, puisque l’Italien écrivit son opus 58 en 1935 et que Rachmaninov conçut ses Danses symphoniques cinq ans plus tard, en terre étatsunienne.

Onzième rendez-vous montpelliérain de notre équipe [lire nos chroniques Zingari du 15 juillet, Compositrices pionnières du lendemain, Musique spatiale du 17, et sur le Quatuor Modigliani vendredi après-midi, le concert Ravel du soir, la Séquence violon de samedi, enfin le récital Philippe Cassard d’hier], ce dernier volet Autour du 1914 est donc ouvert par la fameuse page mallarméenne de Debussy, confortablement respirée par Gianandrea Noseda à la tête de l’ONF. Cette interprétation qui prend le temps de chaque timbre et ne livre rien d’emblée s’inscrit nettement dans une option plus symphonique que chorégraphique, osant certains ralentis qui tordraient les chevilles. Les alliages instrumentaux s’effectuent en grand secret, dans le relief particulièrement prégnant de la harpe. Sans se départir d’une élégance essentielle, l’ambitus s’enfle imperceptiblement jusqu’à laisser surgir comme malgré lui une sensualité pleine. Cette lecture fait désirer la musique, dans une sonorité que Noseda ménage d’un goût ancien, loin du clinquant mondialisé qu’indifféremment l’on rencontre un peu partout.

En janvier 1941, loin d’une Europe à feu et à sang, avait lieu à Philadelphie la première des Danses symphoniques Op.45 de Rachmaninov. En fervent admirateur et défenseur du répertoire russe [lire nos chroniques du 1er mars 2014 et du 8 avril 2010, ainsi que notre critique du DVD Boris Godounov], Gianandrea Noseda en livre une version remarquablement ciselée qui garde à distance les trop habituelles effusions sucrées. Le premier mouvement bénéficie d’une inflexion énergique toujours sainement maintenue où sont minutieusement soignés le détail, la dynamique, la couleur, enfin l’esprit. Rien jamais ne cèdera au spectacle dans la valse médiane (Andante con moto), par-delà un rubato un rien « mouillé ». Des boisen arabesques ascensionnelles et de la vigueur des cordes de la troisième danse, le chef souligne le souvenir de Rimski-Korsakov, à peine chassé par le thème dérivé du Dies Irae, éternelle obsession du compositeur. Il fait redécouvrir une écriture timbrique plus riche qu’on l’attendait, dans une formidable clarté de lecture.

Au cœur de la soirée (de part et d’autre de l’entracte), deux œuvres d’Alfredo Casella, musicien relativement oublié qui bénéficie actuellement d’une heureuse redécouverte, grâce à plusieurs musicologues et de nombreux interprètes – les Rencontres de Berlioz, en collaboration avec le CNSMD de Lyon, en rendaient compte cet après-midi, lors des Rencontres de Berlioz. Enrico Dindo gagne la scène pour le Concerto pour violoncelle et orchestre Op.58. Précis dans l’aigu comme dans les traits rapides, le Turinois contredit la maladie admise des violoncellistes : il est effectivement possible de ne pas savonner honteusement comme presque tous le font désormais. L’écriture solistique de l’Allegro molto vivace s’affirme sagement lyrique, sans effet de manche, offrant avec bonheur des harmoniques rigoureusement exactes. Après un fugato robustement mené au tutti, l’élégiaque Largo central gagne une lumière d’autrefois, que contredit ensuite le Presto vivacissimo mordant qui s’éteint dans un pianississimo d’orfèvre [rediffusion disponible sur le site France Musique].

Cinq brefs tableaux forment les Pagine di guerra Op.25bis. Le défilé de l’artillerie allemande y est traité sur le mode motorique d’un Mossolov, dans Nel Belgio : sfilata di arteglieria pesante tedesca (Allegro maestoso e pesante). Le mystérieux tapis respighien d’In Francia : davanti alle rovine della cattedrale di Reims (Lento, grave) se désole dans des cordes somptueuses. À l’inverse, une urgence bartókienne domine In Russia : carica di cavalleria cosacca (Allegro molto vivace, poi stringendo sino alle fine). Mêlant une couleur française aux mystères du début de la seconde partie du Sacre du printemps, la citation de La Marseillaise contamine d’un parfum de désastre vertigineusement doux le quatrième mouvement – In Alsazia : croci di legno, Tempo di berceuse (Andante molto moderato). Retour à l’Italie natale avec le bruissement subtil de Nell’Adriatico : corazzate italiane in crociera (Allegro molto maestoso) qui grandit vers un climax un rien « péplum ». Gianandrea Noseda sert en maître cette musique qu’il maîtrise parfaitement – il a d’ailleurs gravé le répertoire orchestral de Casella (en trois CD, parus chez Chandos).

BB