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Chroniques
autour de Jörg Widmann
œuvres de Messiaen et Widmann
Midi, 3 août 1914. L’Allemagne déploie son Plan Schlieffen et déclare la guerre à la France après avoir, deux jours plus tôt, lancé les hostilités sur le front Russe. Surenchères politiques et militaires plongent le monde libre dans la tourmente. Le lendemain, alors qu’elle s’était jusqu’à présent tenue à l’écart d’un différend aux conséquences mondiales, l’Angleterre entre à son tour en conflit avec l’Allemagne. S’inscrivant dans le cadre des célébrations du centenaire 1914-1918, ce 3 août 2014 prend une signification toute particulière à La Meije. Contrairement au Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon qui consacrait une bonne partie de sa programmation à la Grande Guerre des musiciens – Autour de 1914 [lire nos chroniques du 23, du 22 et du 21 juillet 2014] –, la dix-septième édition du festival alpin fait un hommage à sa manière (après tout, l’anachronisme n’a aucune espèce d’importance), en donnant le Quatuor pour la fin du Temps, conçu par Messiaen en 1941 dans l’enfermement du Stalag VIIIA de Görlitz (frontière germano-polonaise). Pied de nez, imprégné à chaque page de l’image divine, face à l’adversité, « revanche sur la captivité, revanche sur la médiocrité » (critique Première au camp), cette œuvre est tout un symbole d’une paix qu’on souhaiterait inaltérable. En prolongement de la portée symbolique, Gaëtan Puaud (directeur artistique de la manifestation depuis sa création) eut l’idée judicieuse d’associer à cette clôture deux musiciens français et deux musiciens allemands.
Connu et largement reconnu comme interprète virtuose – nous l’entendions il y a quelques semaines dans l’excellent Dialogue de l’ombre double de Pierre Boulez [lire notre chronique du 17 juillet 2014] –, le clarinettiste Jörg Widmann est sans doute moins connu en terres hexagonales. Il est pourtant l’auteur de deux opéras – Babylone, créé en 2012 par la Bayerische Staatsopersous la baguette de Kent Nagano [lire notre chronique du 21 juillet 2013] ; Am Anfang, commandé par l’Opéra national de Paris qui en assurait la première [lire notre chronique du 13 juillet 2009] – et entame depuis peu une carrière de chef d’orchestre (invité régulier de l’Irish Chamber Orchestra). La première partie du programme lui est entièrement consacrée, avec la Fantasie pour clarinette solo (composée en 1993, par un jeune homme de dix-neuf ans) et deux courtes pièces chambristes : Nachstück pour clarinette, violoncelle et piano (1998) et les cinq miniatures des Bruchstücke pour clarinette et piano (1997).
Nous avons affaire à un compositeur au métier incontestable, dont l’écriture ne manque pas d’une certaine finesse de textures. Dans Nachstück, pas de profusion de techniques singulières ou de modes de jeu, juste quelques slaps et sons avec souffle de clarinette visant à rapprocher chaque entité instrumentale dans un jeu subtil, resserré dans des dynamiques de faible amplitude, de confrontations et de relais. Peut-être moins aboutie et structurée que des opus plus tardifs, la Fantasie se fait parfois catalogue d’effets et mise en lumière des possibilités. À chaque articulation l’on y sent la stimulation et l’enthousiasme d’un jeune musicien qui écrit pour un instrument dont il connaît les moindres recoins et détails : multiphoniques, sons partiellement saturés, exploration des registres les plus difficiles, section centrale virtuose avec décalages d’accents, etc.
Conçus comme une symphonie de sept minutes, les Fünf Bruchstücke séduisent d’avantage par une gestion idéale et intelligente des ressources instrumentales dans une juxtaposition d’aphorismes n’excédant pas les deux minutes. Dans le second volet, bruits de clés et impacts dans les cordes du piano se rejoignent en boucle et Widmann révèle une recherche d’effets de correspondances de gestes instrumentaux : effet glissé de clarinette doublé dans les cordes du piano (en harpe éolienne), travail des complémentarités de registres (quatrième pièce) ou mise en évidence de complémentarités (son de clarinette émergeant de l’extinction de la résonnance du piano, coloration du piano par doublure d’accent de clarinette, etc.). Une œuvre réussie, donc, et qui referme parfaitement ce premier temps de concert.
« Il n’y aura plus de Temps ; mais au jour de la trompette du septième ange, le mystère de Dieu se consommera » (extrait de l’Apocalypse de Saint-Jean, chapitre X). Inspirée de cette citation, placée par Messiaen en guise de préface, le célèbre Quatuor pour la fin du Temps est pétri de symboles, tant par son induction spirituelle que par son incroyable destinée. Créée le 15 janvier 1941 en captivité par Jean Le Boulaire (violon), Henri Akoka (clarinette), Étienne Pasquier (violoncelle) et le compositeur au piano, cette œuvre de près de cinquante minutes n’utilise qu’épisodiquement les ressources du quatuor au complet, privilégiant plutôt une écriture soliste ou en duo. Ce soir, nous apprécions notamment les mouvements en effectifs réduits. Abîme des oiseaux pour clarinette seule (III) fait entendre toute la palette dynamique et expressive de Jörg Widmann : un son velouté dans le grave et la qualité de l’attaque permettent de filer le son, du presque-rien jusqu’à la dynamique souhaitée, et une parfaite justesse – nous avons d’ailleurs récemment salué le musicien bavarois pour son enregistrement salzbourgeois [lire notre critique du CD].
Moment de grâce que Louange à l’Eternité de Jésus (V), longue ligne expressive de violoncelle sur accords répétés du piano. Non trop vibré et conduit dans un parfait phrasé, le son de Jean-Guihen Queyras, porté par le formidable travail chambriste et la fine écoute de Florent Boffard, use efficacement de l’acoustique dans une belle communion en duo. Le mouvement terminal, Louange à l’Immortalité de Jésus (transcrit du Diptyque pour orgue de 1930), met cette fois en évidence les qualités d’Antje Weithaas, violoniste du Quatuor Arcanto [lire notre chronique du 22 août 2006]. Mais la continuité d’un son vibré quelque fois parasité par un débit rythmique dérange l’écoute. Le duo n’en reste pas moins de belle facture. Si l’œuvre est intelligemment servie par une équipe d’interprètes de haut rang, étrangement l’on reste sur sa faim… peut-être en quête d’éternité et d’une spiritualité à fleur de peau.
C’est ici que se referme notre couverture 2014 du Festival Messiaen dont la présente édition se prolonge, comme le veut sa coutume, par la désormais célèbre tisane de l’amitié. Dans ce dernier virage, saluons le travail et l’investissement d’un bataillon de bénévoles sans lequel l’événement ne pourrait exister. Après ces trois jours en altitude, nous regagnerons difficilement la vallée…
NM