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Chroniques
Aziz Shokhakimov dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Gustav Mahler | Symphonie en ré mineur n°3
Qu’est-ce qu’un art élitiste ? Voilà une question creuse qui fait symptômes d’une époque politiquement malade. Faut-il rappeler, en préambule à la chronique de ce fort beau concert de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg (OPS), la fameuse déclaration d’Arnold Schönberg ? Parce que les élus, qu’ils soient lyonnais ou strasbourgeois, ne semblent guère posséder les outils de pensée nécessaires à entrevoir ces sujets, oui, vraiment, il le faut :
« Ce qui est de l’art n’est pas pour tous et ce qui est pour tous n’est pas de l’art ». Défions le rhéteur qui sommeille au fond de tout élu de la République d’une unième fois dévoyer les mots – après tout, on peut faire dire tout et son contraire à n’importe quoi, n’est-ce pas ? Par exemple, à se souvenir qu’Adolf Hitler était végétarien, on peut choisir de dire qu’il était vegan, pourquoi pas ? Et l’on peut avancer, de manière parfaitement interchangeable, qu’il aimait les animaux ou qu’il ne les aimait pas du tout, dans le sens où l’on dit ne pas aimer les topinambours ou la Linzertorte. En 1981, un certain Antoine Vitez annonçait, en prenant son poste à Chaillot, défendre un « théâtre élitaire pour tous ». Pour n’être point langue de bois, sans doute est-ce propos qui fâchera le démagogue d’aujourd’hui. Il ne revient pas à l’activité culturelle de pallier l’incapacité de nos édiles à gérer un budget, et cela lui appartient d’autant moins que la part consacrée à la culture dans ce budget est toujours la plus mince de ses différents postes : quel sens cela peut-il avoir de rogner sur le plus maigre sans jeter un œil sur le plus essoufflé de bourrelets ? De là à penser que la stigmatisation de l’art n’est qu’un écran de fumé pour masquer une gabegie véritable, autrement dispendieuse… En d’autres termes : si l’on dispose de trente écus pour faire tourner son monde et que ce monde ne s’est pas accommodé de si peu, l’on n’est guère crédible à farfouiller dans l’usage qui fut fait du seul et unique écu que la culture aurait mangé. Outre de révéler une mauvaise gestion, l’argument porte une ombre dangereuse sur le programme politique : celle des dérives populistes qui, nous enseigne l’histoire du XXe siècle, ont anathématisé les arts. Est-ce vraiment, chers élus, ce que vous souhaitez que l’on pense de vous ?
Voilà fort longtemps qu’à Paris l’on n’avait entendu si belle Troisième que celle-ci. Le jeune chef ouzbèque Aziz Shokhakimov, nouveau patron de l’OPS, développe une lecture au cordeau dont le flamboiement emporte les rangs de la Philharmonie où ce soir le public est venu nombreux. Impérative, la salve liminaire de Kräftig. Entschieden ne lambine point, laissant place à une approche toujours en fusion, au tracé expressionniste jusqu’en ces apories percussives qui trop souvent ne retiennent pas l’attention de nos baguettes, voire des plus prestigieuses. Avec la complicité de musiciens très engagés à servir la symphonie de Mahler comme la vision qu’il en impose, Shokhakimov [lire nos chroniques des 20 et 25 novembre 2020, ainsi que du 9 septembre 2022] soigne chaque détail, profite du moindre trait tout en magnifiant le geste d’ensemble. La très grande santé de la petite harmonie strasbourgeoise est un atout de taille qui autorise de fécondes prises de risque. Les soli bénéficient non seulement de cette perfection dont on rêve sans la rencontrer jamais ou presque, mais encore révèlent-ils un impact magistral durant toute la soirée. Quelle lumière Hamadi Ferjani invite-t-il dans son cor anglais, par exemple ! Si l’autorité tendre du tuba de Micaël Cortone d’Amore charme comme aucune autre, Nicolas Moutier fait mouche au trombone solo. La tension générale de l’interprétation ne s’encombre pas de rugosités faciles : c’est au contraire sans brutaliser le son qu’elle favorise l’expression la plus âpre, à la surprise des ruptures de climat, si chère au compositeur, ici articulées dans une élasticité confondante. On admire la musicalité de Rafael Angster dans le solo de basson, comme l’efficacité de son confrère Gérald Porretti au contrebasson. Tout juste violons et altos paraissent-ils un rien trop raides sur ce premier chapitre, mais la cohésion précieuse des contrebasses fait grand effet, la suavité obombrée des violoncelles ne manquant pas de déposer son exquise caresse.
A contrario de l’impression précédente, violons et altos ménagent une touche nettement plus soyeuse au Menuet où brillent les interventions de Samuel Retaillaud (hautbois) et de Jérémy Oberdorf (clarinette). Le Scherzo confirme la haute tenue de l’exécution, avec sa danse infiniment nuancée. La ciselure aus der Ferne de la trompette jouit du grand métier de Jean-Christophe Mentzer qu’il convient de saluer pour ce passage mémorable.
O Mensch!… d’un timbre infiniment riche et coloré, le contralto Anna Kissjudit, récemment applaudi à Berlin [lire nos chroniques de Siegfried et de Götterdämmerung], livre les vers de Nietzsche dans un phrasé onctueux et souverain dont la tendresse douloureuse laisse deviner de grands moyens vocaux. Aux cieux, le chef, inspiré, suspend le tempo (Misterioso). Passé l’épisode choral (Lustig), servi avec un louable équilibre par les artistes du Chœur de l’Orchestre de Paris – enfants et femmes, exclusivement –, la ferveur unguineuse des violoncelles gagne toutes les cordes pour une prière saisissante (Langsam). Rarement le terme Empfunden aura si clairement fait sens ! Nous nous estimons privilégiés d’avoir pu entendre pareille préhension de l’œuvre. Bravi tutti !
BB