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Chroniques
Bach, Beethoven, Fauré, Schnittke et Schumann
par la famille Milstein et ses amis
Après le fort beau concert consacré à Schubert et à Fauré [lire notre chronique de la veille], nous retrouvons cet après-midi la famille Milstein dans le cadre de Musique de Chambre aux Monts d’Or. En la Salle des Vieilles Tours de la commune de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, au nord de Lyon, les rendez-vous proposés par ce festival annuel dont c’est la neuvième édition sont non seulement ceux du public avec les musiciens mais également ceux des artistes eux-mêmes, en bonne intelligence comme en amitié. La politique tarifaire maintenue par l’événement l’inscrit dans ceux qui s’ouvrent à tous les publics, il n’est qu’à regarder le coût du billet d’entrée pour s’en rendre compte. Ici, on fait de la musique pour la musique, c’est clair.
Bien sûr, nous entendrons à nouveau le pianiste Sergueï Milstein et l’altiste Natalia Tolstaïa avec leurs enfants, plongés dès le plus jeune âge dans la musique : la violoniste Maria, la pianiste Nathalia et le violoniste Sergueï (Junior). Outre de jouer magnifiquement et avec un naturel confondant, la famille sait aussi s’entourer de partenaires sûrs. Ainsi applaudissions-nous hier Alexandre Dmitriev, premier violoncelliste solo de l’Orchestre national Montpellier Occitanie depuis 1996, également présent aujourd’hui. Les rejoignent Cédric Carlier, contrebassiste à l’Orchestre de l’Opéra de Lyon et au Lemanic Modern Ensemble ; Catherine Pépin-Westphal, bassoniste solo de l’orchestre de Chambre de Genève ; son époux Michel Westphal, clarinette premier soliste à l’Orchestre de la Suisse Romande ; enfin Alessandro Viotti, cor à l’orchestre de l’Opéra de Lyon et membre d’une autre famille de musiciens – le chef d’orchestre suisse Marcello Viotti (1954-2005), son père ; le mezzo-soprano Marina Viotti [lire nos chroniques de Manon, Eugène Onéguine, Il barbiere di Siviglia, Boris Godounov et Alcina] et la corniste Milena Viotti, ses sœurs ; enfin le chef d’orchestre Lorenzo Viotti, son frère [lire nos chroniques de Le convenienze ed inconvenienze teatrali, Zene húros hangszerekre, ütőkre és cselesztára, Faust, Tragische Sinfonie et Die Csárdásfürstin].
Pour commencer, Sergueï Milstein joue le Rondo en ut majeur Op.51 n°1 de Ludwig van Beethoven dans une ciselure lumineuse, clairement Sturm und Drang, où Haydn n’est jamais très loin, par-delà quelques crispations qui sont bien de la manière du cadet. Nous entendons ensuite les violons de Maria et de Sergueï Jr. avec Nathalia au piano, dans trois des Six Duos vocaux de Robert Schumann arrangés par le violoniste napolitain Alfredo D'Ambrosio. À l’élévation lyrique succède l’élégance, puis une pièce d’un caractère nettement plus intérieur. Seul en scène, Alexandre Dmitriev livre une interprétation saisissante du Prélude de la Suite en ré mineur n°2 BWV 1008 de Johann Sebastian Bach, une interprétation de grand souffle qui induit jusqu’au silence dans son élan expressif puissant. Il s’engage ensuite dans l’expressionisme renouvelé d’Alfred Schnittke à travers Klingende Buchstaben, créé à Moscou par Alexander Ivachkine durant l’hiver 1988/89. Le soin de la couleur, l’extrême précision de chaque intervention, y compris celle consistant à détendre une corde pendant que l’archet la fait sonner, font vivre un moment très dense.
Mais qui est donc Dolly ?...
Il s’agit de la petite Hélène Bardac, fille du banquier Sigismond Bardac et de la cantatrice Emma Moyse, dame qui, après son divorce en 1905, deviendrait Madame Debussy au début de l’année 1908, non sans avoir eu pour amant, une quinzaine d’années plus tôt, Gabriel Fauré. Cette liaison adultérine a donné naissance à deux enfants : les neuf mélodies de La bonne chanson qui emprunte à Verlaine, composées entre 1892 et 1894, puis Dolly Op.56, suite pour piano à quatre mains écrite entre 1894 et 1896 dédiée à l’enfant entre son deuxième et son quatrième anniversaire – Dolly est son surnom. Père et fille s’installent au piano et se lancent dans les six brefs mouvements de cette page attendrie et savoureuse. Sous leurs doigts, la Berceuse liminaire bénéficie d’une souplesse délicate comme un sourire à la fois protecteur et candide. Festif, le roboratif Mi-a-ou, qui enserre une résurgence de berceuse, est suivit par l’aimable promenade dans Le jardin de Dolly, puis par la virevolte étourdissante et capricieuse de Kitty-valse, improbable patinage de quelque petit animal maladroit, ici rendu dans une fraîcheur attachante. Indiqué Andante, le choral Tendresse porte idéalement son titre, aujourd’hui, tant les interprètes s’ingénient à le rendre caressant à souhait. Enfin, l’éclat presque music-hall du Pas espagnol, quelque part entre Chabrier et Ravel, couronne un charmant hommage au premier âge.
Passé l’entracte, les musiciens se rassemblent pour le trop rare Septuor en mi bémol majeur pour cordes et vents Op.20 dédié par le jeune Beethoven à l’impératrice Marie-Thérèse d'Autriche, en 1800. D’emblée la qualité d’écoute entre Maria Milstein (violon), Natalia Tolstaïa (alto), Alexandre Dmitriev (violoncelle), Cédric Carlier (contrebasse), Alessandro Viotti (cor), Catherine Pépin-Westphal (basson) et Michel Westphal (clarinette) ravit l’écoute, de même que l’équilibre des impacts, pourtant sujet à caution dans une acoustique généreuse, favorisant un relief enivrant, éminemment musical. Après un Adagio en guise d’annonce, l’Allegro con brio va son chemin frémissant. Avec l’Adagio cantabile survient un moment moins cordialement orchestral, les échanges donnant à parler à chacun dont on apprécie mieux encore le talent. La cantilène de la clarinette est une bénédiction. Au Menuetto d’alors imposer son presque Ländler, prenant appui sur l’autorité de la contrebasse pour faire danser toute l’équipe que le cor interroge pendant le Trio médian. Sur un motif dérivé de l’épisode précédent, Tema con variazioni se présente comme une suite variée d’une cellule elle-même conçue en variation ; ainsi le matériau voyage-t-il dans l’imaginaire foisonnant du compositeur, au fil d’un Andante somptueusement servi par la complicité de tous. Au Scherzo d’alors renouer avec un je-ne-sais-quoi du menuet, sur l’impulsion péremptoire du cor. La dignité funèbre de l’Andante con moto alla marcia, délicieusement surjouée, introduit un Presto ô combien volubile où se croisent plusieurs réminiscences de traits entendus précédemment, sous l’évidente conduite de Maria Milstein. L’interprétation du Septuor dispense à l’auditoire une énergie généreuse qui, dans ses bondissements, emporte tous les suffrages. On en redemande !... Il faudra attendre une petite année et la dixième édition de Musique de Chambre aux Monts d’Or pour renouveler cette joie. Bravissimi tutti !
BB