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Chroniques
Bastarda
spectacle d’Olivier Fredj – musique de Gaetano Donizetti
Au départ de propositions artistiques, il y a souvent un désir de revenir à certaines sources, ou du moins à la puissance disruptive originelle des œuvres ou d’un corpus en leur temps. Construit à partir des opus que Donizetti consacra à l’emblématique Elisabeth I (Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux, ainsi que le maillon de jeunesse Elisabetta al castello di Kenilworth), le projet Bastarda répond au souhait de « générer une écoute de l’orchestre et des voix qui permette au public contemporain de percevoir la révolution à l’œuvre chez Donizetti : un glissement vers une musique qui nourrit la dramaturgie et la théâtralité de l’opéra. Cette révolution est cependant peu perceptible pour le public actuel, qui est familiarisé avec un rythme d’action et un enchaînement de situations directement exprimés par la musique – et qui connaît Verdi ou Puccini », pour reprendre les mots du metteur en scène Olivier Fredj au cours de l’entretien croisé avec le chef Francesco Lanzillotta reproduit dans la brochure de salle du spectacle initié par Peter de Caluwe pour le Théâtre royal de la Monnaie. En d’autres termes, à côté des adaptations et transpositions scénographiques qui rapprochent les arguments de notre sensibilité contemporaine, Bastarda propose un objet opératique encore non identifié, « an existential tale in two evenings », la réécriture dramaturgique d’opera du passé dans une grammaire formelle assimilant les codes des dérivés du langage cinématographique, en particulier des biopics au format série télévisuelle.
C’est ainsi que, réparti entre la jeunesse et la maturité de la souveraine iconique de la Renaissance anglaise, le diptyque condense un parcours biographique articulé autour de ce personnage emblématique où l’artifice et l’illusion du théâtre se rejoignent dans une expérience qui excède les limites du plateau. Le spectateur est accueilli par quelques ritournelles retravaillées par Francesco Lanzillotta [lire nos chroniques de Torvaldo e Dorliska, Lucia di Lammermoor, L’elisir d’amore, Aida et La bohème], qui a composé les transitions entre les différents numéros, airs et ensembles, pour élaborer ce canevas où drame et partitions sont tissés en un langage commun – on reconnaîtra entre autres la pulsation de la scène ultime de Roberto Devereux, lorsque la souveraine découvre la rivalité de Sara. Dans la salle, une fois les lumières éteintes, les portes se ferment : le public se retrouve à Westminster, dans les appartements royaux. Le réel du spectacle et celui de l’histoire se confondent au point que, lors de l’abdication, l’interprète incarnant Elisabetta s’avance sur le plateau dénudé et fait lever l’auditoire, comme un authentique hommage à la souveraine.
La volonté de réalisme héritée du septième art contamine jusqu’aux récits et dialogues que le metteur en scène a réécrits dans une langue de cour modernisée avec la complicité d’Yann Apperry, tandis que l’italien des partitions n’est pas altéré. Cette esthétique se confirme dans la scénographie d’Urs Schönebaum, habillée par les vidéos de Darah Derendiger, projetant en toile de fond des portraits d’Elisabeth. Les autres héroïnes du cycle Tudor apparaissent autant comme actrices du drame en temps réel que fantômes des souvenirs d’un personnage dédoublé par un avatar adolescent confiée à une comédienne, et reprend, en début de seconde partie, un bref chronographe de la jeunesse relatée dans la première. Autour des conseillers royaux faisant également office de maîtres de cérémonie allégoriques (Cecil, Nottingham et Smeton), les deux Robert (Leicester et Devereux) apparaissent dans des costumes quasi gémellaires dessinés par Petra Reinhardt, ce qui souligne leur place singulière dans le cœur de la reine dont la blanche robe se distingue de celle des deux autres (Stuart et Boleyn), le tout dans un étagement de l’espace économe en accessoires qui joue de l’opposition entre l’intime et la représentation monarchique, mais aussi le réel et l’imaginaire, l’actuel et le révolu.
Si cette relative subordination des personnages à Elisabeth, dans un entourage autant vécu que fantasmé, aiguillonné par certains commentaires du trio cérémonial, peut parfois gommer quelque précision dans les incarnations et leur reconnaissance immédiate, générant ainsi des frustrations pour qui voudrait saisir tous les mécanismes d’un storytelling construit avec soin, elle prépare efficacement la dernière scène, où l’interprète, Francesca Sassu [lire notre critique de La donna serpente] est progressivement déparée des attributs du personnage jusqu’à une décantation coïncidant avec l’ultime cabaletta dans Roberto Devereux, et où l’on applaudit une intensité expressive à la mesure de l’impact d’un timbre au dramatisme dense. Le rayonnement de cette dernière scène ne laisse pas indifférent et ne rend pas vain l’artifice de l’hommage final. Le soprano italien, pour la première fois sur les planches de La Monnaie, se révèle une authentique reine, jusque dans la noblesse blessée du renoncement.
En Anna Bolena, Salome Jicia ne manque pas d’autorité [lire nos chroniques de Mitridate, La donna del lago, La clemenza di Tito, La traviata et Semiramide], tandis que Lenneke Ruiten confie à Maria Stuarda un lyrisme moins sombre, en cohérence avec la différence générationnelle entre les deux rôles [lire nos chroniques de Rinaldo, Hamlet, Così fan tutte, Lucio Silla, Das Floß der Medusa, Der Freischütz, Armida et Alcina]. Les deux amours d’Elisabetta reviennent à deux des plus remarquables ténors belcantistes d’aujourd’hui, et parfaitement complémentaires : Enea Scala livre la sincérité de Leicester dans une vaillance franche [lire nos chroniques de La vera costanza, Mosè in Egitto, Caterina Cornaro, La Juive, Maria Stuarda, Viva la mamma, Le duc d’Albe, Guillaume Tell et Otello] quand Sergueï Romanovsky fait entendre les calculs de Devereux par quelques accents plus sophistiqués qui s’inscrivent avec intelligence dans la santé d’une ligne vocale colorée et équilibrée [lire nos chroniques de Castor et Pollux, Le siège de Corinthe, Don Carlos, Ricciardo e Zoraide, Rigoletto et Messa da Requiem].
Les rivales, Giovanna Seymour, Sara et Amy, reviennent, respectivement et de manière contrastée, pour les deux premières à Raffaella Lupinacci [lire notre chronique de Rosmonda d’Inghilterra] et, pour la dernière, à Valentina Mastrangelo [lire notre chronique de Die Zauberflöte]. La robustesse de Bruno Taddia sied à Nottingham, quand Gavan Ring porte le métal éclatant de Cecil et le contre-ténor David Hansen la crédibilité de genre d’un emploi usuellement travesti, au prix parfois d’une définition inégale de la tessiture [lire nos chroniques de La Dirindina et de Merope]. Préparé par Giulio Magnanini, le Chœur apporte un concours investi dans la cohérence impulsée par la baguette de Francesco Lanzillotta dans une aventure inédite, et stimulante autant pour les novices que pour les aficionados.
GC