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Chroniques
Bayodi-Hirt, García Ortega, Mammel, Mena
Munderloh, Vieweg, Villoutreys | Ricercar Consort, Philippe Pierlot
Après une première prise de recul sur le lancement de cette édition 2015 de La Folle Journée, nous souhaitions revenir sur deux aspects, selon nous incontournables : les choix de programmation et les logiques de médiation. Si le festival nantais confirme, une fois encore, sa véritable success story avec un taux de fréquentation à faire pâlir bien des programmateurs, nous sommes toutefois surpris de constater, dans un climat on ne peut plus favorable aux grand enjeux de l’éducation artistique et culturelle (EAC) et de la médiation à tous crins, que cette édition reste relativement évasive sur ce point. Certes, de nombreuses opérations sont menées auprès des publics scolaires, mais les dispositifs d’accessibilité et d’appréhension des répertoires restent trop peu présents. Nombreuses et souvent passionnantes, les conférences s’inscrivent dans cette démarche, mais ne constituent pas en soi un acte de médiation artistique. Ne serait-il pas possible d’inventer de nouvelles formules, de nouveaux dispositifs ? De chercher, en complément, de donner à entendre un répertoire, de le donner à comprendre avec efficacité ? N’y-a-t-il pas là un enjeu essentiel qui pourrait contrepointer, sans doublons, les cycles de conférences ? Nous posons la question…
Parlons désormais des choix de programmation. Contrairement à ce que nous avions annoncé en conclusion de notre présentation de l’édition précédente [lire notre dossier], il n’est pas question cette année d’un menu centré autour de l’année 1685 (naissances de Bach, Händel et Scarlatti), mais d’une grande thématique beaucoup plus globalisante et réalisant un périlleux écart entre les madrigaux de Monteverdi ou Gesualdo et quelques raretés de Pärt ou Górecki, en passant par la génération 1810 et l’expressionnisme porté par la seconde école de Vienne. La première option a-t-elle été considérée comme trop réductrice ? Ce choix est-il lié à une volonté de couvrir large et de potentiellement contenter tous les publics, du « baroqueux » au « vingtièmiste » ? Ne blâmons pas un relatif souci d’exhaustivité et de diversité du répertoire, mais plutôt un léger manque de cohérence qui peut créer de la confusion dans l’esprit du public. En effet, et malgré une tentative de clarification entre ce qui dépendrait des passions de l’âme et des passions du cœur, le festival semble placer sur le même plan la Passion en tant qu’œuvre musicale et la passion comme état affectif et irraisonné, au sens général du terme.
En réalité, seules quelques œuvres – avec une intéressante mise en perspective des Passion selon Saint Jean de Bach et de Pärt – renvoient ici à la définition musicale du terme. Le reste n’est qu’une extension cherchant à traduire, selon l’expression du festival, « la vie de l’âme humaine et ses mouvements » en explorant les mécanismes de l’expression, de l’émotion et du sentiment, moteur de l’acte créateur. Sous cet angle, chaque œuvre peut trouver grâce aux choix du programme… et c’est peut-être ce qui nous dérange le plus.
Revenons plutôt sur l'œuvre emblématique de ces « passions de l’âme et du cœur », la Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Johannem BWV 245 de Johannes Sebastian Bach donnée à deux reprises à l’Auditorium Descartes. La première, programmée le jeudi 29 janvier, mettait en scène l’Ensemble instrumental et vocal de Lausanne sous la direction de Michel Corboz, tandis que la seconde (à laquelle nous avons assisté) fut portée par le Ricercar Consort toujours sous la baguette de Philippe Pierlot (la viole de gambe n’est d’ailleurs jamais loin). Écrite en 1724, peu après l’installation du compositeur à Leipzig, la Passion selon Saint Jean, dont il existe quatre versions,se structure autour de plusieurs sources textuelles : vers de libre invention en provenance d’une Passion de Barthold Heinrich Brockes (1680-1747), n°40 et 58 tirés d’une Passion selon Saint Jean de Christian Heinrich Postel (1658-1705), chorals issus des Gesanbücher habituels, etc. D’autre part, et contrairement à la Matthäus-Passion, cet opus marque l’oreille par une sobriété et une économie de moyens enrichissant sa dimension dramatique. On notera, pour exemple, la finesse de l’instrumentation dans l’utilisation du luth solo et des violes d’amour dans le récitatif et l’air de ténor Betrachte, meine Seele ou encore de la viole de gambe concertante dans l’air d’alto Es ist vollbracht (n°30, seconde partie).
Assez proche de celle utilisée par le Ricercar dans le programme de Cantates funèbres [lire notre chronique de la veille], la distribution vocale met sur le devant de la scène Hanna Bayodi-Hirt (soprano), Carlos Mena (alto), Hans Jörg Mammel – qui, dans cette production quasi opératique, tient le rôle-clé de l’Évangéliste – et la basse Matthias Vieweg (Jésus). À ce quintette particulièrement équilibré s’ajoutent les voix de Maïlys de Villoutreys (soprano), Jorge Enrique García Ortega (alto) et David Munderloh (basse). Ce pertinent dispositif en octuor, qui permet une alternance dans les récitatifs et les airs, est également profitable aux chœurs (rôle central dans cette Passion) aux chorals où chaque tessiture s’en trouve doublée avec efficacité.
En plus de l’excellence du plateau vocal, qui fait à la fois merveille dans la diction et l’articulation des récitatifs, les airs et les sections chorales, il faut ajouter la précision et la justesse extrême des musiciens du Ricercar Consort : homogénéité parfaite des cordes dans un son chaleureux, couleurs sublimes des bois (traversos, hautbois, bassons) et rigueur du continuo viennent servir admirablement les trésors de ce chef-d’œuvre de clarté et de sobriété. Un moment de grâce, de recueillement et de suspension du temps dans l’effervescence et la cohue de cette Folle Journée passionnée !
NM