Chroniques

par katy oberlé

Beatrice di Tenda | Béatrice de Tende
opéra de Vincenzo Bellini

Teatro Carlo Felice, Gênes
- 19 mars 2024
"Beatrice di Tenda" (Bellini) mis en scène par Italo Nunziata à Gênes...
© marcello orselli

La partie italienne de la promenade lyrique se poursuit ! Après la Turandot de Modène [lire notre chronique de l’avant-veille], ce matin j’ai pris la route, une nouvelle fois, abandonnant les grands axes dès Reggio Emilia pour bifurquer vers le sud-ouest, monter par la Terre de Mathilde et la surprenante Pierre de Bismantova. La limite de la Toscane et de la Ligurie traversée à la forteresse de Brunella, il n’y avait plus beaucoup à parcourir pour atteindre Gênes, en longeant la mer. Arrivée à 13h30, il était encore temps d’un bon déjeuner de poisson dans la Capitale du Moyen Âge 2024 (Genova capitale del Medioevo 2024), comme est présentée la cité cette année. C’est dans le cadre de cet événement que s’inscrivent les représentations de Beatrice di Tenda, tragédie lyrique en deux actes de Vincenzo Bellini sur un livret de Felice Romani dont l’argument est un drame historique se déroulant à Milan au début du XVe siècle. Que dit l’Histoire, quant à elle ?

Il était une fois le vilain Filippo Maria Visconti (1392-1447), duc de Milan qui, tout en s’entourant de prélats, vécut dans la luxure. Ce n’est pas pour cette raison qu’on l’a dit vilain, mais parce qu’il était d’une tournure plutôt laide et qu’un furieux esprit de vengeance l’animait depuis les intrigues politiques contre sa mère, organisées par le cruel chevalier Bonifacio Cane de Montferrat pour, dès la mort du duc-père, régner dans l’ombre de Giovanni Maria Visconti, leur fils aîné et héritier. Beatrix Lascaris di Tenda (1371-1418) est une noble piémontaise de la puissante famille des Vintimille que le chevalier Cane a épousée en 1395. Lorsque la noblesse de Milan se révolte en 1412, cela conduit au massacre de Cane et du duc Giovanni Maria. Qui pour lui succéder ? Filippo Maria, bien sûr. Et voilà qu’en prenant le duché qui lui revient, le cadet rachitique veut aussi marier la veuve du méchant ! Pourquoi ? Parce qu’elle est extrêmement riche et que les villes de Tortona, Briandate, Alessandria et Vercelli figure en bonne place dans sa dot, aux côtés du Lac Majeur et du comté de Novara. Crue un moment aimée, Beatrix consentit, pour réaliser dès après les noces que le prince régnant lui préférait joyeuses donzelles et doux damoiseaux. Et Agnese del Maino (1411-1465) ? Cette fille d’un comte palatin devenu trésorier de la police ducale intervient bien après la décapitation de Beatrix sur ordre du duc puisqu’elle n’avait que six ans à ce moment-là. Et que raconte le livret de Beatrice di Tenda ? Presque la même intrigue, mais sans vraisemblance de dates, puisque cette fois Agnese, qui en effet devint la maîtresse de Filippo mais bien plus tard, est déjà femme en 1418 et qu’elle intrigue à la chute de la duchesse pour prendre son trône. S’ensuit un imbroglio atroce qui conduit deux innocents au tombeau.

L’avant-dernier opéra de Bellini fut créé à Venise, le 16 mars 1833. Il s’agit donc d’une œuvre de la maturité du Sicilien. Elle est bien connue des passionnées de bel canto dont peu, pourtant, peuvent prétendre l’avoir souvent vue en scène. Il faut dire que le livret accuse une pauvreté dramaturgique affligeante, et l’on peut bien imaginer que les hommes de théâtre n’ont pas envie de s’y frotter. Il ne s’y passe pas grand-chose, sinon le commentaire des faits au fil de leur passage, ce qui ennuie beaucoup. Tout est prétexte à musique, en revanche, et c’est ce qui fait la popularité de l’ouvrage. Les plus grands chanteurs s’y sont illustrés, et ce que l’on vient chercher ici, c’est une sorte de concours de cabalettes, au fond. Et pour chance, le plateau vocal réuni pour l’occasion fait globalement plaisir à entendre.

Giuliano Petouchoff et Manuel Pierattelli ne déméritent pas dans les petits rôles de Rizzardo et d’Anichino, tous deux fort bien tenus. Le ténor Francesco Demuro prête un timbre clair et un phrasé délicat à la partie d’Orombello. Son chant, un peu prudent au début, s’affirme plus vaillant ensuite, offrant un aigu glorieux et une nuance élégante [lire nos chronqiues de Rigoletto, Lucia di Lammermoor et Attila]. Héritière de la belle tradition italienne du chant, le soprano Carmela Remigio possède un caractère vocal tranché qui convient parfaitement au rôle d’Agnese. Elle compose une ambitieuse forcenée qui déploie plus tard des remords prenants [lire nos chroniques d’Idomeneo, Il castello di Kenilworth, Anna Bolena à Rome, Ecuba, La donna serpente, Lucrezia Borgia, Medea in Corinto et du Requiem de Bruno Maderna]. Celle dont Agnese triomphe est incarnée par Angela Meade dont la voix emplit le théâtre avec une facilité incroyable. La couleur est somptueuse, la justesse imparable [lire nos chroniques d’Anna Bolena à Séville, Stiffelio et Ermione]. Mais pourquoi un chant si contrit ? Sa Beatrice livre une pâte caressante, dans l’aigu comme dans le grave, un legato remarquable, une souplesse que beaucoup lui envient, mais n’ose aucune variation, comme c’est cependant la tradition belcantiste. Alors, si le rôle-titre n’y met pas du sien !... Du coup, il revient au Filippo de Mattia Olivieri de s’élever au rang de rôle principal. Le jeune baryton émilien fait preuve d’une grâce naturelle qui pourrait contredire la noirceur du personnage, s’il ne possédait encore un vrai sens du théâtre [lire nos chroniques de Turandot, Les vêpres siciliennes, La Bohème à Amsterdam puis à Munich, Le nozze di Figaro et Les martyrs]. Véhiculées par un chant précis et puissant, la passion et la perfidie font bon ménage dans une composition magistrale.

Les parties de chœur sont importantes dans cette tragédie sans cesse commentée. À la tête du Coro dell’Opera Carlo Felice, en excellente santé, Claudio Marino Moretti a soigneusement préparé chaque moment. Le résultat est de grande qualité. Directeur musical du Teatro Carlo Felice, Riccardo Minasi, qui a beaucoup travaillé avec des formations historiquement informées, sur copies d’instruments anciens, n’oublie pas du tout l’expérience acquise à un tel exercice [lire nos chroniques des 22 juillet et 26 novembre 2014, du 30 novembre 2018 et du 18 juillet 2022, ainsi que de son enregistrement de Tamerlano]. Son approche du répertoire bellinien s’en ressent positivement, avec des textures très claires, une souplesse du tempo et la vigueur, en général, de même que dans son choix scrupuleux de jouer Beatrice di Tenda avec le moins de coupures possible. L’écriture est mise en relief, de même que le génie du mélodiste de Catane.

À l’Opéra national de Paris, Peter Sellars n’est pas arrivé à représenter correctement l’ouvrage [lire notre chronique du 9 février 2024]. Une vingtaine d’années plus tôt, la mise en scène de Daniel Schmid, à Zurich, n’avait pas convaincu [lire notre critique du DVD]. La proposition d’Italo Nunziata n’est pas plus concluante [lire notre critique de L’olimpiade]. Une énergie folle est perdue dans la cohésion des scènes de chœur, au détriment de la direction d’acteurs, si bien que les relations entre les personnages reposent uniquement sur le métier des solistes. Les costumes d’Alessio Rosati suggèrent que l’action se déroule dans l’Italie romantique de Bellini, sans que l’on comprenne le pourquoi de ce parti pris. La scénographie d’Emanuele Sinisi dessine un espace de jeu et s’en tient là. Quant à la présence d’images du photographe finlandais Ola Kolehmainen, peut-être évoquent-elles, au fond, la difficulté d’une entreprise lyrique presque muséale. C’est sans doute le Teatro San Carlo, à Naples, qui a choisi, l’automne dernier, la plus sage solution : jouer Beatrice di Tenda en version de concert.

KO