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Belboul
Belboul, spectacle d’Alexandra Lacroix
« Le mardi 13 septembre, deux touristes tout à fait inconnus, Kiarash et Mahsa, frère et sœur, sont venus à Téhéran. À la sortie de la station de métro Haqqani, les chasseurs des mœurs piègent Mahsa : elle est “mal-voilée”. Ils la font monter dans une camionnette et l’emmènent avec eux. Un aller simple, sans retour » (Les cahiers d’avant la chute, revue bilingue français-persan, 2022 ; début de la première chronique). C’est la voix de Mahsa Amini, étudiante iranienne d’origine kurde tombée sous les coups de la police à vingt-deux ans, devenue icône révolutionnaire, que fait enfin entendre la création de Belboul – c’est-à-dire la pièce Des rires au jasmin de la compositrice Farnaz Modarresifar, associée à une opérette de salon de Jules Massenet, L’adorable Bel-Boul (1873), dans un dispositif de juxtaposition que présente l’Opéra de Reims au terme du festival FARaway.
Avec le même instrumentarium léger utilisé pour réanimer l’esprit facétieux de la Belle Époque (piano, clarinette, trombone et solistes vocaux), la musique d’aujourd’hui, immédiatement conséquente, prend un tour rageur. Ce surprenant épilogue est certes conclu par un délicat solo de santour glorifié, orné de poésie déclamée et de quelques fleurs poussées sur l’unique décor abstrait, mais Farnaz Modarresifar, présente sur scène tout au long du spectacle en tant que personnage observateur, démystifie l’Orient natal et, de manière très concrète, s’en prend beaucoup aux interprètes de L’adorable Bel-Boul en secouant leurs corps inertes, en entrecoupant leurs crises de rires forcées et donc – geste fort –, en marquant sa performance d’un accent pathétique.
Potentielle expression nouvelle du cri de ralliement Femme, Vie, Liberté, le règlement de comptes se déchaîne surtout contre le voile, outil et symbole de l’oppression, mais aussi ressort farceur dans la pochade de Massenet, au livret jugé passablement misogyne par Alexandra Lacroix [lire nos chroniques d’Orphée et Eurydice et d’Il mondo della luna], femme de théâtre et conceptrice du spectacle qui, dans une mise en scène manichéenne, en convie les chanteurs sous une engluante moustiquaire fort serrée, « une bulle de nylon extensible qui les enferme et met le voile sur les vérités » (note d’intentions, brochure de salle). La projection vocale en souffre, hélas, ainsi que l’intelligibilité des scènes.
Dans un brumeux désert blanc et une Ouverture de type cabaret d’abord jouée au piano, de lumineuses volutes (Flore Marvaud) tissent un voile comme par magie, sur une mélopée de clarinette. Une effroyable statue de Bamiyan se dresse ensuite, immense, de manière hallucinante, alors qu’est livré dans la fosse un joyeux duel entre le piano de Jean-Frédéric Neuburger et la clarinette de Mathieu Franot – tous deux sont membres des Frivolités Parisiennes, tout comme le tromboniste Vincent Radix. Puis, comme à contre-coeur, le livret poursuit sous forme de conversation angoissée entre deux femmes, Zaïza et la servante Fatime, couvertes d’une burka blanche – Olga Karpinsky signe les costumes. Le patriarche Ali Bazar, chanté par Antoine Philippot, apparaît à son tour, pris sous la longue toile centrale pour une pétillante ariette, avec force talent comique. Sous le regard d’une autre femme voilée de noir, placée en fond de scène – la compositrice elle-même –, le duo féminin, au ton légèrement gouailleur, d’Angèle Chemin [lire notre chronique de Fünf Lieder nach Georg Trakl] et Marion Vergez-Pascal s’ensuit, avant l’entrée de Mathieu Dubroca en Hassan, le jeune premier, avec la galanterie attendue dans une sérénade peu romantique [lire nos chroniques de Metanoïa et de La Passion selon Marc]. L’air du derviche Sidi-Toupi, sorte de rondeau jazzy virevoltant ponctué d’un Salamalec avant la reprise accélérée, est préférable grâce au chant bien emporté de François Rougier et à la finesse du pianiste. Enfin, dans la scène-clé entre Sidi-Toupi et Fatime, il revient à la servante maîtresse de créer le quiproquo favorable à Belboul dont le mariage était injustement remis à celui de sa sœur aînée Zaïza, dite plus belle. À voir comment, par les traits de Zaïza, Hassan est charmé, tout de suite et pour le reste de ses jours, quel adorable mystère dévoiler, sinon que l’amour est aveugle et la beauté réside seulement, avec persistance, dans l’oeil qui la découvre ?
FC