Chroniques

par david verdier

Benjamin Alard joue Bach
Johann Christoph, Wilhelm Friedemann, Carl Philipp Emanuel et Johann Sebastian

Théâtre des Abbesses, Paris
- 28 janvier 2012
le claveciniste et organiste Benjamin Alard
© agence romain romain

Vu le petit nombre d'œuvres qui nous sont parvenues, il est fort à parier que la renommée de Johann Christoph Bach (1642-1703) tienne principalement à son patronyme. Benjamin Alard a choisi de faire figurer l'oncle de Johann Sebastian en tête de ce récital consacré à quatre figures familiales qui sont autant d'époques et de styles différents. Sans égaler le génie de son neveu, on peut remarquer chez Johann Christoph des formes historiquement marquées. Ce Prélude en mi bémol majeur introductif présente un dessin harmonique très sage, plus approprié au luth qu'au clavecin. Plus intéressant, Aria Eberliniana por dormiente Camillo suivi de quinze variations, dont le titre-même n'est pas sans évoquer les futures Variations Goldberg du neveu (pour l'anecdote du sommeil introuvable autant que pour la forme musicale). Cet Air d’Eberlin pour Camille endormi est dédié au beau-père de Telemann, sans qu'on en sache davantage sur l'identité du mystérieux dormeur. C'est ici le souvenir de Buxtehude qui ressurgit, notamment avec sa Capricciosa, partite diverse sopra un’ aria d’inventione (La capricieuse, diverses partitas sur un air original). Le thème de l'air est construit sur deux éléments dichotomiques assez inoffensifs, enchaîné à des variations assez terriennes butant sur des répétitions obstinées sans quasiment aucune modulation. La surprise vient de cette belle variation médiane qui jette un jour quasi-atonal sur les bluettes Renaissance qui précédaient. À partir de ce moment, le caractère de l'œuvre change totalement, alternant galops et tricotages ternaires, progression sur deux claviers, arpèges staccato, une main chassant l'autre, jusqu'à la coda culminante – royale imitation d'orchestre dans laquelle toutes les voix s'entremêlent joyeusement.

On retrouve ensuite le classicisme de Wilhelm Friedemann, le fils aîné et chéri. Les huit Fugues alternent espièglerie et chausse-trappes avec des moments plus mélancoliques. L'écriture joue à cache-cache avec une tonalité de bon aloi et la virtuosité d'un thème passant d'une main à l'autre, planant au-dessus avant d'être rejoint par les autres voix du contrepoint. L'écriture est remarquable mais d'une liberté corsetée, déplaçant l'exercice de la fugue dans un jeu d'esprit assez cérébral, loin de toute approche puriste.

Pour retrouver le purisme du père, il faut se tourner vers les extraits des Inventions et Symphonies arrangées par Wilhelm Friedemann. Prises à un tempo vif, les ornementations ajoutées en ressortent assez sèches et mécaniques. Dans le registre aigu, le frottement des plectres se met soudain à produire un étrange petit sifflotement. À aucun moment Benjamin Alard ne se laisse pas embarquer dans un style de jeu à l'aspect trop plaisant ou superflu. On peut regretter cette tendance récurrente à ne pas laisser le son s'installer en lui préférant des enchaînements assez neutres. Davantage de caractérisation aurait pu tirer ces aimables pièces de leurs belles et paresseuses arabesques.

Avec Carl Philipp Emanuel, le cadet de la famille Bach, s'opère un changement de style et d'esprit. Les célèbres Folies d'Espagne brillent de tous les feux d’une virtuosité de cour censée éblouir mécènes et protecteurs. Le thème installe le pas hautain de la danse, fixe la bonne longueur de note. Puis l'auditeur passe par toutes les fioritures étoilées, les notes piquées d'un bout à l'autre du clavier (variations 1 et 2) ou bien tourbillon quasi-lisztien et frôlant les limites de l'harmonie (variation 3). La partition est une formidable galerie de moments-portraits, tantôt progressant dans les brouillards de la mélancolie ou bien, au contraire, très vifs et brusques, comme cette main gauche s'abattant tel un vol de moineaux pour finir en cluster (variation 5). La conclusion se noie dans des volutes et des bariolages hyper-virtuoses.

Par contraste, la transcription en ré mineur (BWV 964) de la Sonate pour violon en la mineur BWV 1003 en paraîtrait presque réactionnaire. On y retrouve également quelques arrangements de Wilhelm Friedemann, quelques mordants, notes par en dessous ou aigrettes décoratives jamais trop irrévérencieuses. Pour un peu, on y entendrait le plaisir non dissimulé de la polyphonie libérée de la compression des quatre cordes du violon. On regrette, du coup, que l'interprète n'en fasse pas davantage afin de donner à son jeu ce fini impeccable qui en ferait toute la grandeur. La musique file trop droit, à fleur de notes, dans un Andante si proche d'un ground élisabéthain, avec ces arpèges exagérés à la main gauche. Dans l'Allegro final, les reprises systématiques manquent leur cible en allongeant le propos. Le bis réconcilie avec une sensualité mélodique qu'on désespérait de retrouver : la superbe Sarabande de la Suite en fa mineur BWV 823, jouée les yeux fermés.

DV