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Chroniques
Benvenuto Cellini
opéra d’Hector Berlioz
En montant Benvenuto Cellini, premier composé parmi les opéras d'Hector Berlioz, l'Opéra national du Rhin offre une occasion rare. Très peu portée à la scène, et presque jamais en France depuis les désastreuses représentations de Paris de sa création (1838), c'est une œuvre foisonnante. Maintes fois remaniée par le compositeur – et présentée ici dans sa version initiale, enrichie de certaines variantes ultérieures –, elle multiplie les audaces musicales et devance Wagner d'une trentaine d'années par la hardiesse de son harmonie et l'entrelacs de ses plans sonores. Quant à son livret, mélangeant les genres au delà des conventions du temps (opera seria ou semi-seria ? comédie bourgeoise ou célébration de l'artiste ?...), il rappelle la sensibilité qu'ont eu les « enfants du siècle » au théâtre de Shakespeare et à la valse contradictoire des sentiments. Installés au milieu du XVIe siècle par de bien rapides références (le carnaval, quelques épisodes tirés des Mémoires du Cellini original), les personnage, sont plus évidemment fils et filles des années trente du XIXe, projetés dans la Rome que Berlioz a cherchée en vain lors de son séjour à la Villa Médicis. Derrière les masques : l'auteur et son temps.
C'est ce fil directeur que la mise en scène de Renaud Doucet entend suivre. En déployant l'espace dramatique autour d'une identification de Cellini à Berlioz, il bâtit un jeu de correspondances où « ciseleur » signifie « musicien » et Persée… l'opéra Cellini lui-même. La ressource principale de cette interprétation jaillit de l'étourdissante scène de carnaval, tableau central et foyer dramatique de l'œuvre où se noue le passage de la comédie à la tragédie. La mise en espace, des mieux servie par les décors et costumes d'André Barbe, fait des merveilles. Point focal du tableau, la pantomime façon commedia dell'arte qui réexpose la situation du premier acte, fait traverser le temps de l'œuvre à ses acteurs, doubles muets des personnages, afin de porter soutien au Cellini-musicien dans sa quête du Cellini-opéra. Le décor en abyme, si bellement mis en relief par les lumières de Guy Simard, vient en appui de cette lecture pour le moins baroque : les découpes monumentales du profil du Persée, sans doute le plus célèbre des bronzes du Cellini-sculpteur, au travers desquelles apparaît un portrait de Berlioz ou La tête de Méduse du Caravage, le redoublement des balcons du premier acte par une reproduction d'un tableau XIXe siècle, cette fois, mais illustrant une scène de carnaval, la multiplication des points de fuite et le repli des perspectives (par exemple dans la belle superposition au second tableau du II de l'atelier de Cellini et de la forge où travaillent les ouvriers).
On peut cependant regretter que le propos ne soit pas tenu jusqu'au bout. Il semble que le Persée ne peut fonctionner comme analogue de l'œuvre de Berlioz qu'à n'apparaître jamais, au moins jusqu'à la scène finale. La reproduction de son plâtre au premier tableau de l'Acte II, non contente d'être assez laide, est à ce titre encore mal venue. Promesse de l'œuvre achevée, elle vaut pour… la partition du Cellini qui sort de la forge au dénouement de l'opéra et qu'annoncent par ailleurs ces extraits de partition que Cellini-Berlioz transporte avec autant de frénésie que de peine à chaque ouverture d'acte. Excès de didactisme ? Peut-être. Mais plus sûrement un certain goût pour une combinatoire ornementale qui parfois tourne à vide, ainsi qu'on le découvre en concentré dans la scène à l'instant évoquée : stéréotypie des mouvements, encombrement scénique, l'espace étant coincé entre le dit plâtre et le métronome d'où sort le Pape, rupture des conventions jusque-là suivies – l'image d'un Pontife décadent jouant avec trois putti tenus en laisse doit plus à Fellini qu'aux trames de la comédie italienne.
Quelque chose de kitsch s'introduit dans un monde baroque, qui en affaiblit la consistance et empêche de suivre jusqu'à leur terme les rapports entre les vies du musicien et du sculpteur –le kitsch a pour effet de ramener toute fonction narrative à son rôle ornemental strict : c'est un opérateur de révélation des vénérations convenues bien plus qu'un soutien de la complexité des rapports internes aux récits. À pousser enfin l'analyse un cran plus loin, il y a bel et bien quelque chose qui tourne à faux dans la projection baroque d'inquiétudes qui sont essentiellement romantiques (rapport à l'amour et à l'art, dans le tiraillement de l'un à l'autre, si propre à l'œuvre d'un Hoffmann, par exemple). Si bien que la scène ultime de l'opéra, qui voit la complétion de l'Œuvre, Persée ou Cellini, n'est pas dénuée d'un aspect grotesque qui en affadit considérablement la signification : celle du mouvement vers l'idéal de l'artiste engagé dans son art.
Peut-être est-ce chercher un peu loin. N'allons pas jusqu'à bouder son plaisir. L'ensemble reste des plus plaisants, tout habité d'une robuste touche de drôlerie – car Benvenuto Cellini est aussi une farce !
Anne-Sophie Duprels (Teresa) campe une ingénue sympathiquement espiègle (Quand j'aurai votre âge), Fernand Bernadi (Balducci) un barbon tout de comique antipathie, et si Isabelle Cals (Ascanio) est moins convaincante dans son rôle de jeune apprenti, Philippe Duminy sert Fieramosca avec un rare talent comique. La conviction de Paul Charles Clarke (Cellini) sert de liant à l'ensemble, certes de façon parfois peu crédible (nous restons sceptiques devant ses gesticulations de chef d'orchestre), mais avec une énergie qui, dans le premier acte notamment, contribue à dynamiser la scène.
L'ensemble eût été, somme toute, de bonne tenue, n'était une distribution souvent inégale. Paul Charles Clarke donne à Cellini un timbre trop souvent forcé, à la limite du nasillard, en particulier dans le registre aigu, tandis que le Balcucci de Fernand Bernadi trouve avec peine le chemin de ses graves. François Lis incarne un Clément VII de belle tessiture, manquant peut-être encore d'un peu de corps. Assurément, ce sont la fraîcheur d'Anne-Sophie Duprels et la belle clarté de Philippe Duminy qui tracent les trajectoires les plus élégantes.
Par ailleurs, si la direction d'Oleg Caetani sait animer la partition d'une vivacité certaine, la précision n'est pas toujours au rendez-vous et le son de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg s'enlise parfois dans des textures pâteuses, en particulier au cours du second acte. Le Chœur maison renforcé par celui de l'Opéra de Nice est le plus souvent discret, ce qui peut avoir son charme (Bienheureux les matelots). L'ensemble reste agréable et offre un accès assez divertissant à l'œuvre, mais en-deçà des consistances scénique et musicale qu'on pouvait espérer.
MD