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Chroniques
Bernd Alois Zimmermann | Die Soldaten, opéra en quatre actes
Laura Aikin, Nikolaï Borchev, Emily Hindrichs, Martin Koch, etc.
Programmé une première fois en 2021, déprogrammé en vertu des sévères dispositions sanitaires par lesquelles toute une planète entendait ne pas prendre le moindre risque, ce concert mis en espace gagne finalement la salle Pierre Boulez où il fait l’événement de ce début d’année. C’est que, depuis le 15 février 1965 qui voyait sa création à Cologne, sous la direction Michael Gielen et dans une mise en scène d’Hans Neugebauer, Die Soldaten ne fut joué qu’une seule fois en France ! Heureux ceux qui assistèrent à l’une des six représentations données à la Bastille du 22 janvier au 2 février 1994, reprenant la production qu’Harry Kupfer avait réalisée pour l’Opéra de Stuttgart !
Cet essentiel de l’histoire de la musique du second XXe siècle ne semble guère avoir trouvé grâce à nos yeux, de sorte que c’est lors de l’édition 2006 du festival Ruhrtriennale que nous le découvrions, dans la vision de David Pountney [lire notre chronique], poursuivant notre investigation de l’ouvrage grâce à celle que Willy Decker signait en 1995 à la Semperoper (Dresde) reprise pour quelques soirées amstellodamoises [lire notre chronique du 9 novembre 2010]. Cet opéra en quatre actes, dont Zimmermann (1918-1970) concocta lui-même le livret à partir de la pièce homonyme de Jacob Lenz (1776), convoque un orchestre pléthorique et une distribution qui ne l’est guère moins, ce qui explique pour un tiers sa rareté. Ensuite, son esthétique du collage, bien que tissée jusqu’au cœur du matériau au fil d’une écriture extrêmement subtile par-delà de grands effets parfois tonitruants, n’a pas intéressée les décideurs ni les artistes de la scène française. Enfin, la difficulté de la partition pourrait bien avoir eu le dernier mot sur d’éventuelles bonnes volontés dont nous ne sommes pas assurés qu’elles existèrent vraiment.
Alors qu’à l’Opéra de Cologne les représentations du centenaire de la naissance du compositeur, six ans plus tôt, avaient été confiées à Carlus Padrissa du collectif La Fura dels Baus [lire notre chronique du 3 mai 2018], François-Xavier Roth, qui en alors assurait la direction musicale, remet l’œuvre sur le métier, mais dans une mise en espace confiée à Calixto Bieito qui lui-même s’y était déjà frotté une décennie auparavant, à Zurich [lire notre chronique du 4 octobre 2013]. L’homme de théâtre réquisitionne adroitement le balcon situé à l’arrière du plateau, dont il fait une scène panoramique en gradins, résolument nue. Durant la violente scansion qui ouvre les rudes aventures de la belle Marie et ses amours avec Stolzius, contrariées par le baron Desportes, puis par le comte de La Roche et ainsi de suite, les protagonistes entrent sur ce dispositif dans un pas mécanique qu’ils poursuivent une fois installés, les jambes s’activant en sur-place. Le dispositif fait salutairement barrage à Bieito [lire nos chroniques de ses mises en scène de Jenůfa, Fidelio, Boris Godounov, Turandot, Lear à Paris, Tannhäuser, Carmen, Simon Boccanegra, Die ersten Menschen, Guerre et paix, La resurrezione, enfin d’Elias] qui, cette fois, ne détient pas l’espace qu’auraient pu requérir son imagination ; aussi s’en tient-il à une sobriété d’action concentrée dans le jeu. Après les sinistres péripéties de la jeune femme bientôt parfaitement compromise, le drame s’achève dans le meurtre – « je meurs empoisonné » dit Desportes, et Stolzius de lui répondre « et moi je suis Stolzius et tu as prostitué ma fiancé ».
À la tête de son excellentissime Gürzenich Orchester Köln, François-Xavier Roth, décidément en vedette à Paris ces dernières semaines [lire nos chroniques de Die Zauberflöte, Atmosphères, Kammerkonzert et Le Grand Macabre], maîtrise admirablement la monstruosité des effectifs. Sa lecture profite de tous les excès inventés par Zimmermann, mais encore de ce que sa partition recèle de plus délicat, navigant du plus massif au solo, comme cette étonnante partie de guitare préludant l’apparition de la comtesse de La Roche. Passé la quasi-crucifixion des oreilles aux premiers temps, le chef manie habilement le vaste decrescendo qui s’ensuit telle une détumescence momentanée avant le déchaînement des effets dans les voix elles-mêmes plutôt qu’en fosse. Le flux demeure cependant presque constant, y compris dans des moments de raréfaction instrumentale d’une tenue plus ou moins sévère. Engagé par une scansion musclée, Die Soldaten se conclut de même façon, laissant l’auditeur interdit, pour ainsi dire. C’est que le voyage sonore n’a point finit de surprendre ni de charmer !
Une distribution vocale fort experte honore l’œuvre. L’infaillible sûreté d’intonation du mezzo-soprano Judith Thielsen est remarquable dans la partie de Charlotte [lire nos chroniques de The rape of Lucretia et d’Eugène Onéguine]. Détricotant d’abord ses cheveux pendant de nombreuses scènes, la Mère de Wasener se révèle enfin dans le contralto généreux de Kismara Pezzati. On retrouve le timbre moelleux et riche d’Alexandra Ionis en Mère de Stolzius à gosier fort souple [lire notre chronique de Die Gespenstersonate], ainsi que Laura Aikin, aguerrie à ce répertoire, dont on ne se lasse pas des fulgurances [lire nos chroniques de Pli selon Pli, L’Upupa, Pulse Shadows, Dialogue des carmélites, Lulu à Lyon puis à Paris, Les contes d’Hoffmann, Wuthering Heights, The infernal Comedy, Semiramide, L’arbore di Diana, Gawain, Le visage nuptial, Ti vedo, ti sento, mi perdo, My life without me, Orest et Le nez]. Enfin, l’aigu proprement fou du soprano Emily Hindrichs [lire notre critique d’Annunciation Triptych] répond présent aux exigences les plus athlétiques du rôle de Marie !
Côté messieurs, l’affaire ne va pas plus mal. Ainsi Alexander Kaimbacher offre-t-il un ténor très pointu au comte de La Roche, quand le baryton-basse Wolfgang Stefan Schwaiger prête un impact robuste et une autorité certaine à Monsieur de Mary [lire nos chroniques de Benvenuto Cellini et de Beatrice Cenci]. Ténor incisif à souhait, Martin Koch incarne aisément le baron Desportes [lire nos chroniques de Wozzeck à Cologne, Bluthochzeit et Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna]. Grand bonheur, également, d’entendre à nouveau Tómas Tómasson en Wesener, le père de l’héroïne autour de laquelle tourne le drame… et les soldats. Charismatique, comme à son habitude, le baryton-basse islandais campe le rôle avec une fermeté bien à lui mais sans aucune brutalité [lire nos chroniques de Celan, Wozzeck à Nancy, Rigoletto, Mazeppa, Siegfried, Lear à Budapest, Der Vampyr, Das Wunder der Heliane, Sleepless, puis de Parsifal à Bruxelles, Berlin et Palerme]. Baryton doté d’un timbre enveloppant dont les moments les plus puissants demeurent musicaux comme sans le vouloir (l’explosion de sa jalousie et de sa vengeance en est un bon exemple), Nikolay Borchev livre un Stolzius efficace et attachant [lire nos chroniques de Die schweigsame Frau, Saint François d’Assise, L’opera seria, La Calisto et Io vidi in terra angelici costumi].
On ne s’étonnera pas que le chroniqueur ne situe pas plus précisément l’ouvrage : les articles sur les quatre productions citées plus haut renseigneront le lecteur comme il se doit. De fait, notre média, sans vantardise, est sans doute le média qui, à ce jour, aura le plus parlé des Soldaten : les références ici données (Bochum, Amsterdam, Zurich et Munich) sont complétées par notre présentation des mises en scène d’Alvis Hermanis au Salzburger Festspiele, d'Andreas Kriegenburg à Munich, de Vassili Barkhatov à Wiesbaden et de Peter Konwitschny à Nuremberg. Signalons d’ailleurs que plusieurs des chanteuses et chanteurs qui s’exprimèrent à la Philharmonie cet après-midi s’étaient déjà produit dans certains de ces spectacles (Laura Aikin, Nikolay Borchev, Alexander Kaimbacher, Martin Koch, Wolfgang Stefan Schwaiger et Judith Thielsen). Ce concert se fera-t-il prémices d’une création scénique en France ? Il n’est pas interdit de rêver.
BB