Chroniques

par bertrand bolognesi

Bertrand Chamayou – morceaux choisis, 2
Harvey, Liszt, Messiaen, Ravel, Scriabine et Wagner

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 15 janvier 2017
Bertrand Chamayou interprète du XXe siècle aux concerts Jeanine Roze
© marco borggreve

Après son récital romantique aux Concerts du dimanche matin, Bertrand Chamayou retrouve l’avenue Montaigne où le panorama de ses favoris se poursuit vers la modernité, passé un entracte d’une semaine. Liszt est toujours présent, bien sûr, dans ce qu’il a de précurseur. Lors d’un bref préambule, le pianiste raconte qu’enfant il n’avait rien de plus cher que la musique contemporaine et qu’il se rêvait même compositeur. S’il suit l’ordre chronologique de conception des œuvres, le programme de ces deux matinées avance à l’écrevisse de son parcours de musicien.

Pour commencer, retrouvons les Années de pèlerinage et plus précisément Italie, dont l’artiste fit sonner Venezia e Napoli et Sonetto 123 del Petrarca dimanche dernier [lire notre chronique du 8 janvier 2017]. D’emblée la fluidité de l’inflexion captive l’écouteavec Les jeux d'eaux à la Villa d'Este qui scintille, papillonnant dans la lumière en une fraîche cordialité, pour ainsi dire. L’amitié entre Liszt et Wagner ne fut pas toujours sans ombres, la générosité du camarade qui fit créer Lohengrin à Weimar s’étant parfois heurtée à l’exorbitant égocentrisme du Saxon. De fait, le vieux maître rendit son dernier souffle à Bayreuth, durant le festival de celui qui était devenu son gendre – gardons-nous de trop gloser sur le peu de soin prodigué par sa fille Cosima en cette circonstance… Caractéristique du style presque nu des œuvres assez austères de la fin, Feierlicher Marsch zum heiligen heiligen Gral aus « Parsifal » (Marche solennelle vers le Saint Graal de « Parsifal ») fut écrit en 1883, l’année de la disparition de celui auquel Liszt rendait hommage pour la huitième fois en trois décennies. De cette page que d’aucuns diront peu publique, Bertrand Chamayou livre une interprétation concentrée mais non fermée, laissant la salle dans un recueillement respectueux.

Au Théâtre des Champs-Élysées, le pianiste a donné une intégrale Maurice Ravel. Il revient vers l’héritier de la technique pianistique lisztienne avec le triptyque Gaspard de la nuit (1908). Ondine bénéficie d’une vigueur délicate qui invite à la rêverie, soulignant à peine l’obsédante mélodie leitmotivique. Après la virtuosité, l’introspection ou peut-être la prière, chaloupe étrange et fascinante du morne Gibet, à l’aura campanaire idéalement rendue. Faussement farouche, la créature bondit bientôt des contes quand s’impose la redoutable invention rythmique : l’hallucinant Scarbo ne se laisse pas saisir mais flamboie sous les doigts magiciens de Chamayou. Pas d’apogée dans l’effroi mais une délicieuse dérobade énigmatique.

La mise en regard de l’univers scriabinien et de la musique de Messiaen témoigne d’un menu parfaitement cohérent. En 1911, Alexandre Scriabine compose Poème nocturne Op.61. Gracile et alerte, d’une précision féline et d’une secrète inspiration, l’approche en est ensorcelante. Bertrand Chamayou, dont on admire l’étendue de la palette dynamique, enchaîne directement Première communion de la Vierge, onzième des Vingt regards sur l’Enfant Jésus (1944), d’abord méditatif puis fermement rythmique. En avril 1992, la disparition de l’auteur marquait notre musicien, alors tout jeune, mais aussi Jonathan Harvey qui salua son aîné deux ans plus tard avec Tombeau de Messiaen pour piano et bande, œuvre créée Philip Mead à Cambridge à l’automne 1994.

« Cette pièce est un modeste hommage suite à la mort d'une immense personnalité musicale et spirituelle », commente le compositeur (Ircam, 1998). « Olivier Messiaen était un protospectraliste, en ce sens qu'il était fasciné par les couleurs des séries harmoniques et leurs distorsions, y trouvant un prisme de lumière. La bande est composée de sons de piano, accordés chacun sur une des douze séries d'harmoniques correspondant à chaque note de la gamme. Le piano tempéré, en direct, rejoint et transforme ces séries, sans jamais y appartenir, ni s'en séparer véritablement » [lire notre recension des Pensées sur la musique, notre chronique du 12 janvier 2005 et notre critique du CD]. Les micro-tons du double avec lequel dialogue le piano en scène sonnent tour à tour en volée de cloches, en gamelans rituels et en volière jacassante, démultipliant les chemins d’accords – le rythmicien ornithologue croise là le regard du Britannique sur Bali.

Après avoir joué un long opus à lui dédié par un confrère pianiste-compositeur, avec ce dernier Bertrand Chamayou offre en bis la cinquième des Épigraphes antiques pour quatre mains de Claude Debussy (1914), Pour l’Égyptienne.

BB