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Chroniques
Bintou Wéré
opéra de Zé Manel Fortes
Bintou Wéré, nom intrigant aux consonances mélodieuses. C’est celui de l’héroïne du premier opéra africain, créé en février dernier au Mali, et dont le Châtelet propose la création française. Ainsi se poursuit la programmation étonnante de Jean-Luc Choplin qui, après Monkey, Journey to the west, opéra rock situé en Asie [lire notre chronique du 27 septembre 2007], explore un autre continent. L’idée en revient au prince Claus des Pays-Bas qui, pour avoir longtemps vécu et travaillé au Sahel, souhaitait en faire connaître les talents. Des librettistes Wasis Diop et Koulsy Lamko au compositeur Zé Manel Fortes, en passant par les chanteurs, danseurs et figurants, tous les artistes de cette production sont donc issus du Sahel.
Sur une scénographie sobre et forte découpée par des lumières chaudes et intenses, ils donnent à voir et entendre une Afrique à deux visages. L’un est celui de la tradition, peuplée de griots, d’arbres à palabres et de cérémonies mortuaires ; l’autre évoque la terre contemporaine où la pauvreté a pour compagnon l’aspiration à une vie meilleure, ailleurs, en Europe – « Madrid, Londres, Paris, Nantes », litanie de lieux porteurs d’espoirs. Le livret navigue constamment d’une identité à l’autre, oscillant entre poésie lyrique et langue prosaïque, voire crue, où les mots Airbus, droit du sol et carte de séjour font entrer la politique au Théâtre du Châtelet.
Car l’histoire de Bintou Wéré est on ne peut plus actuelle. Dans une bourgade du Sahel, le peuple des Échelles veut rallier l’Europe. Bintou Wéré, une ancienne enfant soldat, part avec les siens, enceinte. Aux pères potentiels et pléthoriques, Diallo le passeur fait miroiter le droit du sol : si l’enfant naît en Europe, les parents pourront en profiter. Le voyage les conduit jusqu’aux barbelés de Mellilah, mais lorsque Bintou accouche, à la croisée de l’Europe et de l’Afrique, c’est finalement du côté africain qu’elle lance son bébé.
Epopée narrant la transhumance d’un peuple, drame où le collectif l’emporte constamment sur l’individuel malgré le destin tragique de l’héroïne – violée dès son plus jeune âge, fauchée par le Paris-Dakar puis morte en couches –, Bintou Wéré est un opéra dense dans lequel la portée dramaturgique se donne à entendre. Parmi les scènes particulièrement fortes de l’œuvre figure celle où l’héroïne accuse publiquement le notable qui l’a possédée pour la première fois. Accompagnée par le rythme envoûtant des tams-tams, la voix âpre de Djénéba Koné fait l’effet d’un coup de poing. À l’image de son personnage, elle est vigoureuse, terrienne et déchirante. Tout aussi notable est le passeur Diallo, Ibrahim Loucard, qu’impose son immense stature et sa voix de basse, profonde et magnétique. Au demeurant, les artistes sont, pour la plupart, impressionnants, d’autant plus qu’ils chantent souvent a cappella : les instruments africains traditionnels soutiennent la ligne mélodique, entre chant et déclamation, faisant plus office d’accompagnement que de personnage orchestral. Il en résulte une telle liberté que le chant paraît improvisé, même s’il n’en est rien. Ce bouillonnement vocal est rehaussé par la mise en scène épurée de Jean-Pierre Leurs et les nombreuses chorégraphies de Germaine Acogny et Flora Théfaine. C’est un standing ovation qui accueille les saluts. Ils sont jubilatoires, généreux, plein de vie. La magie de l’Afrique a conquis le Châtelet.
IS