Chroniques

par bertrand bolognesi

Boulez dirige la Gran Partita de Mozart

Salle Pleyel, Paris
- 18 mars 2008
une fois n'est pas coutume : Boulez joue la musique de Mozart !
© dr

Voici un programme passionnément pédagogique, comme Pierre Boulez continue d’aimer en diriger, avec ce fécond désir de transmission critique qui sans doute ne le quittera jamais. Comment composer avec treize vents paraît la question du jour. En 1924, Berg convoquait deux flûtes (dont une recourant au piccolo), un hautbois, trois clarinettes (en mi bémol, en la, basse), un cor anglais, un basson, un contrebasson, deux cors, une trompette et un trombone, ensemble qui accompagnerait le duo soliste violon/piano de son Kammerkonzert. Cent quarante ans plus tôt, Mozart appelait dans sa dixième Serenade K.361 un contrebasson, quatre cors et, par couples, hautbois, clarinettes, cors de basset et bassons. Si, à première vue, les textures se différencient par les flûtes et un ambitus plus large chez le premier, un équilibre plus sûr chez le second, chacun les laissant obéir aux préoccupations esthétiques de son temps, le plus troublant ne sera pas ici le dissemblable, si évident, mais de plus subtiles similitudes soudain révélées, au-delà des factures, pouvant alors faire fi de notre perception de chaque époque.

À ceux qui s’étonnent que Boulez dirige la GranPartitade Mozart, il ne paraît pas superflu de rappeler l’attachement du chef aux répertoires anciens, contrairement à certaines idées reçues. N’est-ce pas, d’ailleurs, diriger de la musique « ancienne » que d’aborder régulièrement Bartók ou Stravinsky ? Sa connaissance des opéras mozartiens, qu’il n’a certes pas dirigés, de sa musique comme de sa vaste correspondance l’a conduit à programmer ses œuvres lorsqu’il était en poste à New York, entre autres, et à en jouer quelques unes. À regarder de plus près les calendriers de concert, on remarquera une relative fidélité au Viennois, mettant à son pupitre le Konzert für Fagotto K.191, le Konzert für Flöte und Harfe K.299, le Konzert für Klavier K.537 « Krönungskonzert », la Posthorn SerenadeK.320 ou encore les Symphonies en la majeur K.201 n°29 eten ré majeur K.504 n°38 dite « Prague ».

C’est en regardant l’autre qu’on révèle le singulier, pourrait-on avancer. Et c’est, de fait, en jouant d’une certaine manière le bref introït Largo de cette Serenade que Boulez fait entendre ce que Wagner héritera de Mozart. Nous gardant d’évoquer les nombreuses révélations de cette exécution, persuadés que nous sommes qu’il ne sert à rien de voir écrit ce qu’aborde mille fois mieux une écoute active, l’on nous pardonnera d’avoir à répondre « tant pis » au lecteur qui s’exclamerait « Mais je n’y étais pas ».

On le constate souvent : les instrumentistes confrontés quotidiennement aux difficultés techniques de la musique d’aujourd’hui servent scrupuleusement les pages du passé. Ce soir, les vents de l’Ensemble Intercontemporain semblent redécouvrir une œuvre, soignant dès l’Allegro molto une rondeur de sonorité où percent des incises d’une précision pointilleuse. Le chef utilise bientôt l’entrée des hautbois comme un pupitre de cordes, orchestrant finement une interprétation qui se garde d’un ton « aimable »cru à tort « de bon goût »et s’apparentant le plus souvent au vulgaire clin d’œil. Au Menuet I il accorde un geste généreux, dans une inflexion infiniment tendre. D’une grâce absolue, l’Adagio laisse Boulez glisser les relais instrumentaux comme on les entendra plus tard dans la musique de Webern ; le mouvement s’en trouve plus aérien encore, dans un souffle régulier qui n’a pas à se reprendre, quasiment céleste. Une délicate brise anime le second Menuet dont le trio central s’autorise une articulation plus souple. De même la Romanzene déroge-t-elle pas à la gravité générale de cette lecture toujours claire qui ménage une dynamique raffinée. Plus chanté, le sixième mouvement révèle subtilement les timbres dans l’amorce de chaque variation et des modulations. Cette première partie de concert est conclue par un Rondo tonique, voire nerveux, toujours extrêmement nuancé et plein d’esprit.

Si certains commentateurs ont vu dans la GranPartitaun équilibre hermétique destiné à la loge maçonnique dont faisait partie Mozart, nul besoin de s’interroger sur le chiffrage ordonnant le Kammerkonzert für Klavier und Geige mit dreizehn Bläsern, Berg l’ayant principalement conçu en hommage au trio d’amis compositeurs qu’il formait avec Anton von Webern et Arnold Schönberg – la MusiqueNouvellen’est pas une société secrète.

Au piano moelleux de Mitsuko Uchida répond l’attaque volontairement âcre du violon de Christian Tetzlaff (qui, demain, donnera le Concerto Op.77 n°1 de Chostakovitch avec l’Orchestre de Paris), laissant bientôt les vents tisser l’onctuosité particulière du premier mouvement. Dans sa prise de pouvoir, le piano affirme un jeu des plus nuancés et une sensuelle mobilité du tactus. De cet épisode Pierre Boulez mène une lecture contrastée et parfois bondissante, précisément tendue. Dans une fausse hésitation se colorant d’un halo d’orgue, le violon pose l’Adagio central dont il libère peu à peu le lyrisme. L’ultime Rondo est marqué par l’incandescence du duo solistique que magnifie l’énigme de la résonnance finale. Un grand concert qui ne s’effacera pas de si tôt de nos mémoires.

BB