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Chroniques
Boulez Messiaen années 40
Pierre-Laurent Aimard et Tamara Stefanovitch
C’est à la musique française du tout juste après-guerre que le festival Milano Musica consacre cette soirée Percorsi di musica d’oggi. Avec les Visions de l’Amen d’Olivier Messiaen, la seconde partie plonge au cœur de la tourmente, l’œuvre ayant été écrite et créée en 1942 à Paris. Encore est-ce un pianiste français qu’invite la vingt-quatrième édition de la manifestation lombarde, intitulée Bruno Maderna e l’umanismo possibile, s’agissant de Pierre-Laurent Aimard. De ce vaste opus méditatif, il donne avec Tamara Stefanovitch, son élève à Cologne, une interprétation cependant relativement froide qui fait goûter une bondissante technicité.
La première heure du programme se concentre sur le rebelle de la génération suivante, le « chat sauvage » Pierre Boulez dont on célèbre tout au long de l’année le quatre-vingt-dixième anniversaire. Selon une pratique pédagogique héritée de Boulez lui-même qu’il a beaucoup joué et côtoyé depuis qu’en 1976 le compositeur l’intégrait à son Ensemble Intercontemporain nouveau-né, les œuvres sont présentées au public par l’artiste lui-même lors un bref exposé (en langue anglaise). Nous commençons par les Notations de 1945, fort influencées par la découverte de Webern via la fréquentation de René Leibowitz. En deux mois, le jeune créateur (vingt ans) couchait douze brèves notations par lesquelles il s’interrogeait sur la mise en forme de la technique dodécaphonique. L’on y entend Webern, donc, et Schönberg, bien sûr, mais encore Varèse pour la fulgurance percussive, de discrets debussysmes dans le jeu de timbres, enfin son professeur Messiaen quant à certaines successions d’accords.
Pierre-Laurent Aimard en livre une lecture impressionnante de clarté qui enchaîne les pièces presque sans pause, comme pour en mieux révéler la conception circulaire. Large Fantasque, explosif Très vif, obstinément violent, Assez lent rêveur, Rythmique génialement intransigeant que l’orchestration de la fin du siècle « embourgeoisera » quelque peu. Doux et inspiré alterne des natures opposées de frappe dans un halo abstrait, quand Rapide s’interrompt plutôt qu’il ne finit (une vue de l’esprit : cela pourrait durer toujours). La septième Notation, indiquée Hiératique, en dit beaucoup déjà sur l’œuvre en devenir de Boulez, bien au delà de l’instrument choisi – de fait, cette orchestration-là, récente, est sans doute la plus probante [lire notre chronique du 27 mars 2005]. Modéré jusqu’à très vif enfle de méchantes cloches lunaires qui toujours étonnent si l’on rappelle que cette musique a soixante-dix ans ! Il faut assurément regretter que la neuvième, Lointain, n’ait pas été orchestrée tant le matériau promet. Aimard l’approche avec inspiration, plus lente et aérée que de coutume. Voilà qui contraste avec mécanique et très sec, dur comme jamais. Après un Scintillant qui accuse une exécution plus « décorative », curieusement, la douzième page, Puissant et âpre, fond judicieusement la vigueur et respiration.
Quelques mois plus tard, le compositeur s’attelait à la Sonate n°1, plusieurs fois révisée. Avec elle s’affirmait l’inscription de son travail dans le modèle sériel, toutefois « digéré » de façon tout-à-fait personnelle. Lent, son mouvement initial, est ici brillamment articulé, avec une rigueur qui toutefois pourrait s’avérer plus royaliste que le roi. Le second épisode, Assez large – rapide, bénéficie d’un prodigieux dessin, la raréfaction finale annonçant Sur Incises (1998) et sa dislocation conclusive.
La Sonate n°2 vient fermer la séquence boulézienne de ce récital. D’ailleurs, un retour d’entracte dans le même univers eut été d’une conception avantageuse, avec les deux livres de Structures (1953-61) et peut-être les brèves Incises (2001) et Page d’éphéméride (2005) : l’immersion dans l’écriture pianistique de Boulez n’en aurait été que plus profonde, tout en rassemblant les deux pianistes (à l’instar des Visions… de Messiaen). C’est en effet Tamara Stefanovitch qui prend place devant le clavier, cette fois. Avec cette nouvelle Sonate, Boulez tourne le dos à la série etse réinvente par l’appropriation de certains éléments des Viennois pour les mieux dépasser. À travers ses thèmes rythmiques déduits de motifs réduits, voire de cellules, il se réconcilie avec ce que Messiaen lui apprit. Sous les doigts de la jeune musicienne, Extrêmement rapide gagne un son quasiment volcaniquemoins clair que celui de son ainé – moins Rameau, osons. L’approche est généreuse, à bras-le-corps, dense. Hommage est cependant rendu à Webern par le deuxième mouvement (Lent), somptueusement nuancé. La virtuosité de la pianiste et celle du compositeur se marient pour le meilleur. L’aride Modéré, presque vif fait place au frénétique Très librement avec lequel Boulez règle son compte à la fugue.
La fermeté, la vivacité toujours en alerte, mais encore la richesse de la palette dynamique, dans un impact volontiers opulent, font de cette interprétation l’une des plus satisfaisantes et inventive de l’œuvre, miroir actif de sa fougue originelle. Ce douzième concert Milano Musica s’insère dans un beau portrait de Bruno Maderna, ouvert le 4 octobre par le Concerto pour violon (1969) et conclu samedi prochain par Cadenza da Amanda (1966), l’intervalle étant fréquenté par le Concerto pour deux pianos (1949), Serenata n°2 (1954/56), le Quatuor à cordes (1955), Musica su due dimensioni (1958), Cadenza da Dimensioni III (1963), Widmung (1967), Serenata per un satellite (1969) et Viola (1971). Très actif et particulièrement passionnant, le festival milanais investit également le Museo del Novecento (Musée du XXe siècle) par un espace d’exposition dédié au Vénitien. La création n’est pas en reste, avec la première de la version révisée en 2015 de Fresco pour orchestres (2007) de Luca Francesconi, inaugurant cette édition le 4 octobre, sans oublier (entre autres) Insieme d’Aureliano Cattaneo à découvrir ce vendredi 13 novembre, en amont de Présences 2016 à Radio France.
BB