Chroniques

par bertrand bolognesi

Brockes Passion HWV 48 de Georg Friedrich Händel
Atelier Lyrique de Tourcoing dirigé par Jean-Claude Malgoire

Église Saint Christophe, Tourcoing
- 16 avril 2004

La Hanse (au nord de l'Allemagne, aujourd'hui le Schleswig-Holstein) connut quatre siècles d'une singulière grandeur artistique, successivement servis par les villes de Kiel, Lübeck et Hambourg. Les marchands, nombreux et rendus puissants par une situation géographique favorable (ports tant sur la mer du nord que sur la Baltique), ont importé la peinture de grands maîtres étrangers, tout en passant commande aux artistes locaux ou d'adoption pour l'édification de leur prestige social, à travers les beaux-arts et l'architecture pour commencer, puis avec la musique. Au milieu du XVIIe siècle apparaissent les premières Passions dans cette région, avec notamment l'oratorio Les sept dernières paroles du Christ qu’Heinrich Schütz y compose en 1645. Le genre sera développé plus tard par Boehm, Keiser, Mattheson, pour les plus connus, puis par Bach, Händel et Telemann, gagnant peu à peu d'autres contrées.

En 1675, Philip Jacob Spencer fait paraître Pia Desideria, texte fondateur du piétisme, critiquant l'incomplétude supposée de la Reforme luthérienne, et invitant le croyant à tourner son être profond vers Dieu dans une relation exclusivement personnelle et libérée des apparences – une idée qui, d'une certaine manière, pourrait rejoindre le mouvement catholique des alumbrados (dont Saint Jean de la Croix) persécuté en Espagne. Avec le temps, cette revendication d'une piété toute personnelle glisse vers une sorte de « sentimentalisme religieux », pour ainsi dire. La prestigieuse Université Protestante de Halle – ville saxonne ou Händel vit le jour, devint organiste à la Marktkirche avant d'exercer à Hambourg précisément, puis d’aller chercher à Rome une formation différente – était ouvertement piétiste, de sorte que le compositeur put sans doute avoir accès à la plupart des textes qu’inspira ce mouvement. Mais Der für die Sünden der Welt gemarterte und sterbende Jesus, autrement dit Martyre et mort de Jesus se sacrifiant pour le rachat des péchés du monde, long poème écrit par un sénateur hambourgeois, Barthold Heinrich Brockes, parut en 1712, alors que déjà Händel résidait en Albion. Ce texte peut être en partie considéré comme l'adaptation piétiste de Der blutige und sterbende Jesus (soit Jesus saignant et mourant) de Hunold qui servit de livret à plusieurs Passions, dont celle composée par le respecté Keiser en 1704. Le même Keiser fut le premier à saisir le poème de Brockes pour sa seconde Passion, écrite en 1713.

Händel s'installe définitivement à Londres en 1711.
Il est, bien sûr, resté en relation avec l'Italie, mais aussi avec la Saxe où il passe la seconde moitie de l'année 1716. Est-ce alors qu'il écrit sa Brockes Passion ? Rien n'est sûr, mais l'on sait qu'elle fut jouée, avec celles de Telemann, Keiser et Mattheson, à Hambourg lors de la Semaine Sainte de 1719. Elle demeure l'unique passion allemande de Händel, une œuvre fort intéressante où l'on a parfois du mal à reconnaître le Grand Saxon, par ailleurs génial auteur d'opéras italiens créés a Londres.

Jean-Claude Malgoire – qui déclarait au Monde de la musique que cette œuvre était peut-être celle qu'il préférait dans la production händélienne – dirige ce soir sa troisième Brockes Passion. Il opte pour une lecture plutôt retenue, excluant tout théâtre, d'une grande dignité. Ainsi, dans l'air Mein Vater, mein Vater ne joue---il pas outre mesure de l'effet dramatique de la saccade des cordes à le soutenir (n°14 de la partition). L'exercice n'est pas simple, car si le texte est piétiste, la musique pourrait parfois s'avérer trompeuse : on se dit maintes fois qu'elle pourrait ne pas être de la main de Händel quand çà et là surgissent des éléments de typicité proprement händélienne, comme l'introduction de Brich, brüllender Abgrund, air de l'Ame Pieuse (n°100).

Pour sa dix-septième édition, le Concours International de Chant de Clermont-Ferrand a concentré les épreuves sur l'interprétation de Scarlatti et Händel, si bien que la majeure partie de la distribution vocale de ce concert est constituée de ses lauréats. Toujours prêt à transmettre son art et à révéler de nouveaux talents – comme ce fut le cas à Royaumont durant l'été 2002 qui vit se construire le projet Campra évoqué sur ces pages [lire nos chroniques des 14 et 23 mars 2004], par exemple –, Malgoire laisse découvrir ces jeunes gens.

La Fille de Sion est successivement chantée par cinq artistes : d'abord Kaoli Isshiki dont la fraîcheur sert un idéal de pureté sur les premières apparitions, remplacée par Katia Bentz au timbre plus moelleux et moins enfantin ; puis arrive Jody Pou, offrant de fort beaux airs, notamment Die Rosen krönen (n°67) mais des récitatifs capricieux, puis encore Chantal Santon, une voix très présente au timbre avantageusement coloré dans un chant calme et maîtrisé, avant qu’intervienne Anne Greiling, pour finir. Irréprochable, celle-ci donne une Marie saisissante qui fait évoluer peu à peu la couleur du timbre au fil du récitatif (n°81), gagnant une expressivité bouleversante sans déroger au style.

Dans les autres rôles : Sébastien Lemoine campe d’une magnifique projection Pilate et Centurion, avec une voix corsée, cuivrée dans l'aigu, Bertrand Chuberre sert d'une fine musicalité le dernier récitatif de l'Ame Pieuse (n°103), Alain Buet est un Caïphe sombre et posé. Mathias Vidal chante un Pierre brillant, cependant trop tendu et souvent en opposition avec la lecture de Malgoire. D'abord un rien confidentiel, le contre-ténor Jean-Michel Fumas offre à Judas une superbe ligne de chant. Les parties de chœur sont distribuées à l'ensemble des solistes, ce qui pose parfois des soucis d'équilibre. Enfin, à l'avant-scène, Christian Immler est un Jesus honorable et David Munderloh un extraordinaire Évangéliste.

BB