Chroniques

par gilles charlassier

Cachafaz
opéra d’Oscar Strasnoy

Opéra Comique, Paris
- 13 décembre 2010
création à l'Opéra Comique (Paris) de Cachafaz d’Oscar Strasnoy d'après Copi
© nathaniel baruch

Généralement, sur une scène d’opéra, les personnages s’aiment pudiquement et se déchirent en déclamant des paroles ampoulées – jusqu’au milieu du siècle passé – ou absconses depuis. Avec Cachafaz, Oscar Stranoy inverse les règles du genre. Dès la première scène, la sexualité des deux protagonistes, Cachafaz et son amant Raulito, est décrite par ce dernier en termes on ne peut plus cru. L’intrigue du livret de Copi tourne joyeusement autour du phallus sous toutes ses déclinaisons. Un policier vient arrêter le héros éponyme, métis, pour un vol de saucisse. Celui-ci tue le fonctionnaire et son amant propose d’en faire de la charcuterie pour nourrir le conventillo qui se meurt de faim au lieu d’enterrer le défunt. Le commerce anthropophage se développe jusqu’à ce que les âmes des trépassés réclament justice, en vain, avant que la police ne prenne le relais. Le spectateur ingurgite de la charcutaille au-delà de la satiété. La pornographie verbale est telle qu’elle en devient a-érotique, dissipant tout malaise pour aboutir à une franche rigolade.

C’est l’une des grandes réussites de cette tragédie barbare, que d’évoquer sans fard une sorte d’amour presque toujours tue par la tradition lyrique, et quelquefois suggérée par des interprétations parfois tendancieuses. Il aurait été facile de faire une œuvre militante, à l’instant de l’opéra de Péter Eötvös inspiré par la pièce de Tony Kushner, Angels in America (créé au Théâtre du Châtelet en 2004). Mais compositeur et dramaturge argentins ont pris le parti du rire et de l’irrévérence, à l’efficacité subversive bien dans la tradition de l’opéra-comique.

Laissant la place à des passages parlés, comme le veut le genre que l’institution commanditaire a pour charge de promouvoir, Oscar Strasnoy emprunte généreusement. Cet éclectisme ne nuit pas à la cohérence de l’ensemble et à l’originalité de ton, bien au contraire. La partition se développe autour de certains motifs récurrents, comme cela est de rigueur depuis le théâtre wagnérien. On retrouve, par exemple, le thème de la complainte de Cachafaz au premier acte, aux réminiscences mélancoliques de fado, hâlé de rythmes tropicaux plus décomplexés.

Avec des allures de revue de music-hall, le compositeur ne tourne cependant pas le dos à la musique savante. L’intermède entre les deux actes est un pastiche hilarant de l’ouverture de La forza del destino de Verdi. Hilarant parce que pendant ce temps les policiers sont débités en jambons et boudins et que l’achalandage carné du boucher du coin ne tarit pas. Hilarant parce que la célèbre page du romantisme italien est réorchestrée avec des trompettes en sourdines et allégée pour la parodie. Un peu plus loin dans le second acte, alors que Raulito évoque le commerce anthropophage florissant, des réminiscences musicales semblent affleurer. Le travesti récite une liste, et les mil e tres font revenir les mânes du Don Giovanni de Mozart – qui se tenaient dans les coulisses harmoniques des mesures précédentes. Le parallèle induit entre les femmes conquises par le maître de Leporello et le catalogue des pièces de charcuterie taillées dans le corps des fonctionnaires assassinés est irrésistible. Le métier d’Oscar Strasnoy trouve là une de ses expressions les plus remarquables, et un public conquis.

La mise en scène de Benjamin Lazar n’est pas étrangère à l’atmosphère de liesse subversive dans laquelle baigne le spectacle. Le Français, qui s’est fait un nom avec la lumière de la bougie, caractérise très bien avec une économie de moyens les différents espaces – intime, dans la chambre conjugale, symbolisée par une couche et une porte à laquelle vient frapper le policier ; public, lors de la confrontation avec les habitants du conventillo. On évite aussi l’édulcoration de la pauvreté, sans tomber pour autant dans un misérabilisme. Cela aurait été de mauvais goût, d’autant que l’olfaction, rarement sollicité dans les théâtres lyriques, est ce soir chatouillée par des odeurs de grillades, tandis que l’on voit un barbecue sur scène. La chair humaine n’est pas sans odeur, quoique l’imagination eût préféré ne pas en humer les effluves. C’est l’un des conforts du gore au cinéma que de ne parler qu’aux yeux, et l’une des puissantes originalités du théâtre de ne pas s’y limiter.

Il va sans dire que les interprètes se doivent au moins d’être des comédiens accomplis. Autant homme de théâtre que chanteur de caractère – il a collaboré à la dramaturgie du spectacle –, Lisandro Abadie incarne un Cachafaz plein de mâle assurance. Raulito est tenu par un Marc Mauillon qui enflamme les planches. Son incarnation du travesti est absolument débridée. On ne sait plus ce qui relève de qualités déclamatoires et ce qui tient à la technique vocale – mais cette confusion n’est-elle pas la principale licence de l’opéra-comique ? Nicolas Vial campe un policier obèse et savoureux. Voisines et voisins sont chantés par le chœur de chambre Les Cris de Paris, conduits, ainsi que l’Ensemble 2e2m, par la baguette vive et experte de Geoffroy Jourdain.

GC