Chroniques

par bertrand bolognesi

Cage / Boulez : les années cinquante

Cité de la musique, Paris
- du 13 au 21 mai 2006
le compositeur et micologue américain John Cage photographié par William Gedney
© william gedney

C'est à travers un parcours de sept concerts que la Cité de la musique s'ingénie à confronter deux parcours, ceux de John Cage et de Pierre Boulez qui, après s'être rencontrés à Paris en 1949, s'écrivirent de nombreuses lettres pendant trois ans. À cette période, le jeune Boulez se sent plutôt seul dans le paysage musical français. Il se passionne pour Webern qu'il défend, mais n'est guère compris, moins encore suivi. Des conflits qu'il rencontre alors datent des polémiques dont l'ombre parvient jusqu'à nous. Ne s'intéressant pas plus au jazz qu'il n'écrit pour Broadway et ne se situant pas dans la continuité des Ruggles et Cowell, Cage est lui aussi un solitaire. Tout en n'orientant pas leurs esthétiques vers les mêmes chemins, les deux artistes se solidarisent, en quelque sorte, se rapprochent par sympathie et confrontent leurs idées.

Dans le souci de réévaluer l'organisation rythmique et timbrique, l'Américain considère que tout son peut être musical, laissant peu à peu les figures du hasard envahir jusqu'à la forme même de ses compositions. Son rapport au passé peut être résumé à Satie, Webern et Varèse, sans autre rapport à une quelconque tradition. Il puisera donc ailleurs ses moyens d'expression. La nécessité de recommencer à partir d'éléments réévalués le plus clairement qui soit se fait bien évidemment sentir chez Boulez, à ceci près qu'il va chercher au sein d'un concept exclusivement musical qui trouve d'autres formes et structures, tandis que Cage choisit des moyens arbitraires. Indéniablement, la révolution acoustique qu'amènent les expériences cagiennes trouble le Français, mais, bien que ne se laissant rien imposer par les académismes de la tradition, celui-ci réfléchit sur l'histoire de la musique. Cherchant une efficacité comparable à celle des séries de hauteurs dans l'édification d'un mode d'organisation des rythmes, il travaille bientôt avec des tables de transformations rythmiques, ce que son aîné applique à sa manière de l'autre côté de l'Atlantique. Ils se rejoindront également dans leur attirance pour les musiques extra-européennes mais, là encore, l'abord qu'ils en vivront tisse un impact totalement différent dans leur œuvre. Enfin, la grande question du hasard se pose dans ces années-là : si Cage en radicalise l'ouverture, Boulez laisse pénétrer un spécimen tout mallarméen qu'il maintient sous contrôle.

En 1945, John Cage écrit Trois danses pour deux pianos préparés, interprétées samedi après-midi par Hideki Nagano et Dimitri Vassilakis. Roboratives et répétitives, ces courtes pièces convoquent des sonorités « métallisées » qui rappellent le gamelan, une référence très présente dans le parcours boulézien. Quelques mois plus tard, Pierre Boulez confiait à Yvette Grimaud la création de sa Sonate pour piano n°1 que Vassilakis, fort engagé dans le clavier, joue avec une redoutable précision. Saluons au passage l'évolution d'un artiste qui s'avère aujourd'hui moins brutal qu'autrefois et s'évertue à révéler la couleur jusque dans les attaques et le surlignage éventuel de la forme. La Sonatine pour flûte et piano – Sophie Cherrier rejoignant le pianiste – achevait cette première approche de la thématique Cage/Boulez : les années cinquante.

C’est à trois des sept rendez-vous de cette passionnante semaine que nous assistions. Ainsi entendions-nous jeudi et samedi soirs trois pages de Cage et deux opus bouléziens. L'étonnement n'est pas des moindres à constater que First Construction (in Metal), pour sextuor de percussions et assistant, fut écrit par le New-yorkais en 1937 ! Les musiciens de l'Ensemble Intercontemporain en livrent une lecture d'une fascinante efficacité. Une dizaine d'années plus tard, Cage signe The Seasons pour orchestre, commande de la Ballet Society de New York qui créa l'œuvre dans une chorégraphie de Merce Cunningham. Il en réalise ensuite une version pour piano qui ouvre la soirée de samedi, sous les doigts de Michael Wendeberg. Cette fois, c'est une certaine façon de suspendre un discours musical, sous l'influence de l'approche que le compositeur fait alors du bouddhisme, par la ponctuation de résolutions satiennes qu'il faut considérer. Dans une grande fidélité, le pianiste en distribue précautionneusement la nuance volontairement circonscrite dans un ambitus restreint. La version pour orchestre prend, par la couleur, un jour plus debussyste, tout en usant (bien que l'auteur s'en défendrait sans doute) de ces alliages américains que l'on croise dans l'orchestre de Barber ou du jeune Carter.

À la tête de l'Orchestre National de Lyon, Stefan Asbury ne convainc guère par une lecture terne, voire raide, et toujours infiniment distanciée. À l'inverse, après l'Opus 6 de Webern, sa direction des cinq Notations pour orchestre de Boulez emporte l'enthousiasme, s'avérant à la fois soucieuse d'en respecter les équilibres et la dramaturgie. Michael Wendeberg donne une interprétation des douze originaux pour piano (1945) particulièrement élégante, toujours soigneusement nuancée, tenant compte à la fois de l'agressivité de « chat sauvage » d'un Boulez de vingt ans et du musicien qu'il est devenu, celui qui lui est contemporain, désormais plus souple. Une ombre : un Marteau sans maître tout juste « administré » par le cruellement « acrylique » Pierre-André Valade…

BB