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Chroniques
Cage et Satie pour deux pianos
Anne de Fornel et Jay Gottlieb
Lorsqu’il évoque John Cage (1912-1992) dans le volume initial de sa trilogie Musiques savantes [lire notre critique de l’ouvrage], Guillaume Kosmicki écrit : « son travail a secoué durablement le monde de la musique, ébranlant les certitudes, remettant en question les fondements les plus profonds de l’écriture ». Profitant des encouragement d’Henry Cowell au sortir d’études abrégées avec Schönberg, l’Américain se tourne vers un art du timbre. Il s’intéresse aux percussions, à l’électronique et aux bruits en général – ce que démontre assez l’utilisation du piano préparé, du début des années quarante au milieu de la décennie suivante [lire notre chronique du 27 avril 2016 et notre critique du CD Sonates et interludes].
Quelques années après Bacchanale (1940), un ballet de Syvilla Fort que son invention accompagne, faute de place pour un ensemble de percussions, le compositeur est approché par Arthur Gold et Robert Fizdale qui lui commandent une seconde pièce pour deux pianos préparés, à la suite d’A Book of Music (1945). C’est ainsi que Three Dances voit le jour, le 15 février 1946, au Town Hall de New York, avant d’inspirer Dromenon à Merce Cunningham, un travail pour sept danseurs présenté le 14 décembre 1947. Aujourd’hui, c’est au tour d’Anne de Fornel et Jay Gottlieb de se lancer dans un premier mouvement très rythmé où l’instrument, avec trente-six notes augmentées (vis, feutre, caoutchouc, etc.), associe la sécheresse du tambour au métal du gamelan. Le mouvement médian s’avère plus aéré et cahotant, surtout grâce à la présence de brefs soli. Enfin, frénésie et bondissement réapparaissent, qui stimulent le corps des dix jeunes apprentis danseurs invités sur le mouvement final.
Des haut-parleurs s’élève alors la voix de l’auteur d’Europeras [lire notre chronique du 8 décembre 2017] évoquant philosophie orientale, liberté des sons et rencontre avec Schönberg (« Pour moi, il était un dieu »). Elle accompagne la dépréparation des deux pianos à queue, lesquels sont rapprochés du public, capot exceptionnellement fermé, pour y jouer Experiences n°1 (1945). Mais avant ce moment délicat et méditatif, aux longues secondes de silence, les claviéristes laissent place aux étudiants de Jean-Paul Despax. Au milieu d’un plateau jonché de jouets et de livres d’images, Laure Cazin, Léonard Pauly, Anna Ramon et Aurélien Rauss livrent deux des sections de Living Room Music (1940) : Story, pour voix parlée, d’après un poème de Gertrude Stein (The world is round), et Melody, qui rassemble percussivité et mélodie, à discrétion des interprètes. Ici, le son d’une flûte à bec s’élève parmi des tapotements de cubes en plastique, de tintements de verres.
Si Anne de Fornel signe la brochure de salle – en amont d’une monographie de Cage, très attendue, annoncée chez Fayard pour fin février –, c’est Jay Gottlieb qui propose aux spectateurs de se mettre « dans le mood » pour accueillir au mieux une blancheur chère à Satie et au philosophe qui lui inspira Socrate (1918). D’une œuvre pour piano et voix bientôt suivie par une version avec orchestre (1920), son admirateur d’outre-Atlantique livra un arrangement élaboré, sans urgence, entre 1944 et 1969. Ici plus qu’ailleurs, le duo est invité à la nuance, expert à rendre un tendre portrait nimbé de majesté, puis les éclaboussures possibles de l’Ilissus, avant la tristesse cérémonieuse des adieux. Très acclamés, les pianistes offrent un bis : le jovial Petite fille américaine, extrait du célèbre Parade (1917) qui faillit envoyer son auteur en prison, suite à des assauts épistolaires avec le critique Jean Poueigh – qui se souvient de ce dernier ?....
LB