Chroniques

par françois cavaillès

Camille Saint-Saëns | Samson et Dalila (version de concert)
Roberto Alagna, Marie-Nicole Lemieux, Alexander Tsymbalyuk, etc.

Orchestre national de France, Chœur de Radio France, Mikhaïl Tatarnikov
Les grandes voix / Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 12 juin 2018
Mikhaïl Tatarnikov joue Samson et Dalila (1877), en version de concert
© dr

« Dieu seul sait pourquoi les imprésarios anglais sont à ce point fascinés par le Grand Opéra de Paris ! Ne voilà-t-il pas que Mr. Farley Sinkins se donne un mal fou et double ses tarifs à seule fin d'organiser une exécution en concert de Samson et Dalila. Or, qui peut bien vouloir entendre cette œuvre ? Personne, me permettrai-je très respectueusement de suggérer. »

Ainsi commence, dans le journal anglais The World, après sa création outre-Manche aux September Promenade Concerts de 1893, la critique du possible chef-d’œuvre de Saint-Saëns tant applaudi à travers le monde. Le signataire, acerbe, drôle et sûr de son opinion comme bien souvent, figure tout de même au panthéon des auteurs irlandais, aux côtés de Swift, Yeats, Wilde, Joyce ou Beckett ; il reçut le prix Nobel de littérature en 1925... Pardon, George Bernard Shaw, mais Samson et Dalila, c'est du gâteau ! Et en l'an 2018, loin de scandaliser, le drame biblique donné en version de concert, avenue Montaigne, fait salle comble. Ainsi le goût de la mélodie française, du wagnérisme naissant et des grandes voix en duo est-il flatté.

Au fa # aigu du basson de donner le signal, puis, lors du premier thème, si triste, et ensuite au premier vers, aux cordes de l'Orchestre national de France et au Chœur de Radio France de jouer d'hypersensibilité. La battue souple de Mikhaïl Tatarnikov a beau suivre l'étrange conception de Saint-Saëns, entre oratorio, passion du verbe et faiblesse de l'action, les chants ont beau respecter prosodie et mélodie, l'exclamation demeure le fait des Hébreux sur scène, à défaut des spectateurs admiratifs de la superbe collection de timbres ici présente.

En effet, l'Abimélech d'Alexander Tsymbalyuk détient la basse forte et prenante pour tenir le vers et la tirade dans toute sa longueur, tandis que le Grand-Prêtre de Dagon, tenu par le baryton-basse Laurent Naouri, vaut surtout pour son habile ton manipulateur.

Outre la noble basse vive et superbe de Renaud Delaigue en Vieillard hébreu, le ténor brûlant de Roberto Alagna a l'émission pure, le débit et l'articulation rêvés pour faire croire au destin de Samson. Mais c'est avec la Dalila de Marie-Nicole Lemieux qu'on entre véritablement dans l'opéra en tant qu'art ami du fabuleux. Douce et innocente après le charmant chœur des Philistines, le mezzo québécois gagne régulièrement en maîtrise et en délicatesse (À la nuit tombante, premier air, particulièrement soigné).

Le second duo avec Samson la montre habitée, emportée en vocalises et bouleversante à mesure que se révèle l'amour de la cantatrice pour les mots – le célèbre petit air Printemps qui commence, jouant si bien sur le type du personnage à l’Acte I, quel soin pour chanter « les jours malheureux » ! Au plaisir perfide, le timbre se cuivre et la voix entre en éruption à chaque intention dévoilée. Si le véhément Samson d’Alagna, qui n'a rien de l'amoureux transi, paraît tout éclairé d'ivresse lors du grand duo amoureux refermant le II sous un tonnerre d'applaudissements, la subtile Dalila, telle qu'animée d'énergie et d'espoirs, semble prise de transport pour le tendre Mon cœur s'ouvre à ta voix.

De tant d'affliction, le colossal dénouement bien connu, fidèle à la légende, survient avec le plaisir d'un compte à rebours, de manière spectaculaire mais aussi imagée qu'étrange en version de concert. De même, pour le saisissant ballet oriental et l'excitante bacchanale, bien corsés par l'Orchestre national de France, les danseurs peuvent sortir de partout, la musique de Saint-Saëns nous tient sous son empire bienveillant, sans relâche.

FC