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Chroniques
Carlo Vistoli chante Händel et Vivaldi
Ophélie Gaillard et le Pulcinella Orchestra
Par la rosace, les rayons du soleil couchant se réfléchissent en couleurs vives formant un faisceau original et particulier comme, sous le masque, les traits un peu rougis de chaque spectateur. Enfin, assez tardivement et avec la distanciation requise, l’église aux hautes tourelles s’est remplie : pour une soirée d’émotions fortes et variées, le public est réuni au trente-deuxième Festival de Laon.
Aux habitués, le concert d’ouverture tend un joli piège sous la forme d’un programme exceptionnellement baroque, rescapé, dans un bel élan de solidarité, de Saint-Michel-en-Thiérache (où la manifestation annuelle fut annulée en juin dernier, en dernier recours). Ainsi nous reviendra d’autant mieux, peut-être au dos de la couverture de nos cultures mélomanes et en tout cas après une si longue interruption des concerts, ce comment l’art fait vivre. Soit Antonio Vivaldi (1678-1741) bel et bien vénéré, grâce à la violoncelliste Ophélie Gaillard et l’ensemble qu’elle a fondé, Pulcinella Orchestra. Mais combien vivant, ou brillant, peut demeurer un compositeur génial, et combien divine l’inspiration qui brûle la mèche de notre temps ? La musique nous le communique avec l’art lyrique portés par le soyeux contreténor Carlo Vistoli, tout nouvel invité italien auprès des musiciens d’Île-de-France. Ajoutez au programme quelques airs de Georg Friedrich Händel (1685-1759) – et boum ! réaction chimique assurée.
Le feu prend dès l’entame du premier Concerto pour violoncelle en sol mineur RV 416, et à nos oreilles le lancer d’une telle gigue, sur un flot incandescent emprunté avec lyrisme par Ophélie Gaillard. La soliste se montre aussitôt virtuose, à en paraître inouïe (Allegro). À travers la fébrilité ambiante perce le songe d’un chant d’amour heureux (majestueux Largo), puis s’exprime véritablement la merveilleuse écriture de Vivaldi pour les cordes. Bien des idées sont débattues, avec une vitesse et une clarté particulièrement remarquables au violoncelle et jusqu’à un superbe effet final de tourbillon (Allegro). Les applaudissements répondent volontiers, mais encore presque intimidés ou tels qu’à la promesse d’un rendez-vous en très haute altitude...
Le front agité de mélodies, la formation accueille en renfort le timbre très naturellement élégant de Carlo Vistoli pour Di verde ulivo, extrait de l’opéra Tito Manlio. Au courant sinueux, puis orné d’arabesques subtiles, de la confession de Vitellia, d’excellentes vocalises ravissent aussi bien que le chant d’oiseau un soir d’été. Au violoncelle, l’intensité d’un baiser libérateur et la rapidité prodigieuse des arpèges ; au contreténor, la douceur, impeccable, habile messa di voce, et la concision d’un portrait enchanteur. Ainsi le cœur, épris d’amour, est l’instrument, et l’opéra, par Vivaldi, l’expression de la gloire d’Euterpe.
« Ah! Stigie larve » (Ah, fantômes stygiens !). Sous les inclinations de ce faux air de furie (tiré d’Orlando d’Händel) vite transi par un sublime lamento, la muse reçoit un traitement de choc total dans le jeu de Vistoli, colérique sans excès, de bonne diction et fort expressif dans l’ensemble. Avec un soupçon de candeur dans l’adresse à Proserpine, il sourd de cet étrange grand air une terrible envie – de pleurer, tout simplement, « piangete, si ». La voix se fait errante puis, après un violent accent, le chant se fracture et la sarabande parachève la victoire du baroque le plus lumineux, plein de l’avidité de connaître le monde.
Le plus délicieux de ce grand retour aux sources lyriques est réservé au Concerto pour violoncelle en si mineur RV 424. Tout d’abord, le Pulcinella Orchestra sert un bol d’air frais à ravir, rempli de mélodies agréables, avant que n’explose la joie extatique du premier solo (Allegro non molto). La belle science, l’ingéniosité de Vivaldi tiennent du miracle qu’on parvient mieux à aimer qu’à en témoigner (même à l’église !). Dans le Largo, la cantilène du violoncelle semble bien porter la « mélancolie d’une rêverie presque métaphysique » évoquée par Ophélie Gaillard en introduction à ces Colori dell’ombra. D’un plaisir rare, le chef-d’œuvre finit dans l’énergie romantique aux abords de la symphonie, avec un violoncelle en état de grâce (Allegro non molto).
Quelle nuance, par un somptueux méandre, qu’une triste mélopée au violon ! Elle accompagne le vers offert avec quel geste par Carlo Vistoli. Voici une complainte de rêve, Sovvente il sole (Andromeda liberata, opéra de Vivaldi). Une délivrance lyrique, superbe du chagrin qui nourrit l’espoir (peut-être) impossible. Souffle coupé derrière le masque, les spectateurs rendent au talent du chanteur une ovation généreuse. Également réussi, Coronato il crin d’alloro donne toutefois davantage le manque de l’opera seria à grand spectacle (en l’occurrence Agrippina, d’Händel), devant une large fosse. Le succès est plus évident pour une des sonates les plus connues de Vivaldi, La follia, qui déploie de magnifiques alternances, parfois orageuses, d’inspirations divines ou diaboliques, pour réserver une magnifique conclusion en une bouleversante phrase de recueillement contenu, d’une vitale gravité. Enfin, dans une même veine naturaliste encline au déchaînement surhumain, passe à tire-d’aile le rare Rompo i lacci (extrait de Falvio, re di Longobardi, opéra d’Händel). Vistoli lève donc la tempête en devançant les étoiles (au récitatif augural), avant de donner libre cours à une furie bien sentie, puis redoublée... Vivement, vivement la belle saison nouvelle quand l’art total reprendra l’affiche !
En bis redouble Vivaldi. Un authentique héros est lâché tel le fauve dans l’arène : vive Orlando furioso et son air d’entrée en forme de serment, Nel profondo ! Une fois ces ultimes clameurs tues, la nuit sombre graduellement dans la poésie lugubre du Psaume 126, Nisi Dominus RV 308, émis comme d’une bougie vacillante pour la veillée funèbre d’une année assez ténébreuse, finalement.
FC