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Chroniques
Carmen
opéra de Georges Bizet
Dès le Prélude, réussi dans un bel entrain par l’Orchestre national de Metz, autant fruité dans le thème de la corrida que charmeur dans celui du toréador, est déjà dite la remarquable assurance de José Miguel Pérez-Sierra au pupitre. Chez l’excellent chef espagnol, fort, au seuil de ses quarante ans, de moult succès dans le répertoire italien [lire nos chroniques de Lucrezia Borgia, Maruxa, L’equivoco stravagante et Tosca], nul besoin de s’interroger sur l’aspiration profonde à diriger Carmen, chef-d’œuvre d’évocation d’une Espagne rêvée par des artistes parisiens – l’opéra de Bizet arrive trente ans après la nouvelle de Mérimée – ; la fosse ravit toujours, suivant parfaitement le dessin des motifs composés en 1875 par le génie de Bougival. Le drame bien connu s’ouvre sous d’oniriques accents musicaux, de feu et de glace, à redécouvrir encore et encore, avec plaisir.
Sur scène, le mystère est entretenu entre, d’une part, le détournement de l’intrigue, transposée dans le milieu théâtral contemporain (certains dialogues sont complètement réécrits) et représentée tel un film noir, grâce aux lumières filtrées de Patrice Méeüs, et, d’autre part, la cohérence dans le respect du sens profond de l’œuvre, montée pour la troisième fois par Paul-Émile Fourny, également directeur de l'Opéra-Théâtre Metz Métropole [lire nos chroniques de ses Samson et Dalila, Bohème, Werther, Cavalleria rustica, Manon Lescaut, A midsummer night's dream, Aida, Norma, Faust et Turandot]. Sur les lieux du meurtre d’une femme s’affairent médecins légistes et policiers : dès lors très sollicité, et tout au long du spectacle, le Chœur maison répond aux nombreuses attentes ; il s’avère sonore et touchant, clair et juste.
Puis les couleurs corsées du jeune Moralès, sobre et agréable, du baryton de Benjamin Mayenobe [lire nos chroniques de La sirène et Nous sommes éternels] et de ses confrères glissent joliment, par la grâce et le rythme impeccable de la fosse, en une sorte de danse lyrique dans la conversation avec le magnifique soprano de Gabrielle Philiponet, douce Micaëla, au vieil habit proche du type de la jeune Navarraise. Dans ses airs et en duo, la brave jouvencelle remplit son devoir de courage et de délicatesse, nouvelle démonstration de maîtrise et de charme par la cantatrice tarnaise très mélodieuse, au timbre exquis et à la ravissante diction française [lire notre chronique de La bohème].
Sonne le clairon et passent les bambins du Conservatoire à Rayonnement Régional, en groupe scolaire peu hardi, avant que viennent quelques harmonies de rêve. La superbe composition impressionniste est jouée de manière à offrir un grand effet de naturel. Comme dans une heureuse petite enfance, pour l’introduction sensuelle et explosive au chœur des cigarières alanguies, se lève alors un délicieux souffle des jardins d’Epicure (selon Nietzsche), soit un vent contraire aux stoïques protagonistes masculins, l’inspecteur Don José et le commissaire Zuniga, vêtus d’élégance italienne moderne par Giovanna Fiorentini. Sous l’unisson ravageur des voix entre enfin Carmen, en force et en mimiques, jupe légère et bottes de cowgirl – une aspirante comédienne, selon l’argument de la brochure de salle, et en intermittente d’après le portrait vite brossé par l’inspecteur Don José. Audacieuse et effrontée, d’une voix large et bien projetée, le mezzo canadien Mireille Lebel fait exister ce personnage complexe. Avant les graves épicés de la séguedille, la habanera reste suspendue dans le temps par l’usage visuel d’intéressants arrêts sur images, comme dans les séries policières à suspense psychologique. Telle une étoile, un volcan, un homme passionné, Don José s’enflamme grâce au ténor lyrique de Sébastien Guèze, artiste confirmé et à son aise dans le répertoire français, en plus d’être doté d’un talent certain pour le bel canto [lire nos chroniques de Carmen, Manon et Dialogues des carmélites].
Cette vigueur sied aussi au Zuniga de stentor campé par la basse Jean-Fernand Setti, droit et puissant. L’intensité culmine en Frasquita, gitane animée de grande sensualité par le soprano Capucine Daumas. Sa comparse Mercédès, bien tenue par le soprano Cécile Dumas, s’illustre davantage dans le genre de l’opéra-comique, notamment avec le soutien, pour le piquant quintette du deuxième acte, du solide ténor Dangweon Choi (Remendado) et de l’épatant baryton Kamil Ben Hsaïn Lachiri (Dancaïre) [lire notre chronique de La forêt bleue].
Le curieux petit théâtre de ces numéros d’acteurs, qui suit tout de même le fil dramatique du livret, apparaît moins qu’il n’est suggéré par les rapports très tendus entre les rivaux, à l’exception de l’Escamillo étonnamment doux du baryton Régis Mengus, au lyrisme agréable et presque courtois dans son duel avec Don José [lire notre chronique de Die Zauberflöte]. La passion est toute nourrie par l’orchestre, parfois volcanique ou tout simplement divin aux musiques d’entracte. Carmen semble la jeune offrande de cette tragédie mais, à l’Air des cartes et surtout au dernier acte, le rôle se dédouble, la chanteuse animant alors une marionnette la représentant, tout comme s’expriment Don José et Escamillo. Dans un décor épuré, abstrait et symétrique de Benito Leonori, le dénouement fatal a bien lieu, quoiqu’en laissant une impression étrange engendrée par le malaise inhumain des êtres aux voix amples dont l’expressivité corporelle agit en miniature ou en dessin. En effet, la foule andalouse du finale a l’apparence d’une secte, chacun étant vêtu de noir et lancé dans un jeu surprenant avec un masque. Sur l’art et dans la vie, croyons-en Oscar Wilde : « man is the least himself when he talks in his own person, give him a mask and he will tell you the truth » (L’homme est le moins lui-même quand il parle de sa propre personne, donnez-lui un masque et il vous dira la vérité).
FC