Chroniques

par françois cavaillès

Carmen
opéra de Georges Bizet

Opéra de Rouen Normandie / Théâtre des arts
- 24 septembre 2023
CARMEN reconstitué à l'Opéra de Rouen Normandie...
© julien benhamou

Au bout du spectacle rassérénant, l’opéra a retrouvé un chef-d’œuvre : Carmen de Georges Bizet, présenté « tel que l’ont vu les premiers spectateurs de 1875 ». Il faut l’avoir vécu à l’Opéra de Rouen Normandie, pour le plus grand plaisir des fervents amateurs d’art lyrique au sens large, et non seulement les traditionalistes. Il était sans doute intéressant que le public de 2023, revenu de tant de transpositions, connaisse à son tour le comble de luxuriants costumes hispanisants, signés Christian Lacroix et insérés dans l’intrigue avec bonheur, parfois d’une fantaisie presque parfaite, mais aussi les couleurs originales sous les lumières d’époque – petits miracles par Hervé Gary – des décors peints iconiques, habilement montés pour des perspectives toujours saisissantes, sans oublier la mise en espace très classique, retournant aux sources scénographiques, de la réalisation d’Antoine Fontaine, et aux mouvements premiers des chanteurs, danseurs, figurants ou encore mimes, le tout calqué sur les indications du livret original, en plus de tous les indices glanés par les instigateurs du très beau projet piloté par le Palazzetto Bru Zane, Centre de musique romantique française passé maître en reconstitution.

Même dans la version Guiraud (d’octobre 1875, sans dialogues parlés), la richesse théâtrale est magnifique, par exemple au lever de rideau, à déguster les numéros comiques du barbon, de la coquette et de l’amant lors des couplets de Moralès. Dans un coin de l’oeil, parmi la foule, il y a tant à remarquer : une vendeuse d’œillet, une gitane et l’un de « ces freluquets qui lui contaient fleurette », comme le décrit Mérimée, dans la Carmen d’origine. Au jeu de ressusciter ou de redonner un certain privilège artistique – quand bien même le seul privilège des premières serait « d’avoir plus de temps pour promouvoir les événements ! » –, le grand tableau de la relève de la garde, notamment, allie l’excellence du goût de Bizet pour le théâtre musical à l’opulence du spectacle avec casques à la conquistador et étendards bien dans les tons espagnols, pour une expérience féérique grâce, notamment, à l’apport vivifiant de la maîtrise du Conservatoire à Rayonnement Régional de Rouen. Bravo au metteur en scène Romain Gilbert pour tant de gageures si bien soutenues et pour le juste style dans l’enchaînement bien articulé, porteur de toute la charge poétique, rendue avec grand soin, de scènes puissantes dans les mots, les gestes et leur portée universelle. Le tout virevolte, telles les merveilleuses danses chorégraphiées par Vincent Chaillet dans la taverne interlope de Lillas Pastia, lieu idyllique comme au grand cinéma italien (le film de Rosi de 1984 vient parfois à l’esprit), comme aussi, dans un séduisant caractère quoique plus sulfureux, le Spanish Moon imaginé par Lowell George, du groupe Little Feat, en 1974 (un bouge américain mythique et bien nommé).

À la tête de l’Orchestre de Rouen Normandie, son jeune directeur musical Ben Glassberg privilégie tension, vitesse et volume. Tout d’abord au prélude, jubilatoire par la force des cuivres, puis dans les atmosphères, de par les grands ensembles ou les duos dramatiquement bouleversants, ou encore à travers la chaleur solaire des harmonies piquantes dans la scène d’exposition, avec le thème du Destin qui file comme une balle rasante. En émanent bien les inimitables parfums de Bizet, toujours renouvelés parce que géniaux, en suivant l’intrigue à terrible mécanique de compte à rebours, efficace comme un bon polar. En fait apparu dans une nouvelle de Prosper Mérimée en 1847, quel prodige de littérature que cette héroïne femme fatale aux exploits séducteurs, qui sait amouracher, embobiner, aimer ou passionner les hommes de devoir comme le brigadier José, ou d’aventures comme le toréador Escamillo. Pour tenir le public prisonnier de l’obsédante danse de désir et de mort, il faut compter sur le mezzo canadien Deepa Johnny, auteure d’une prise de rôle réussie, en dépit d’un air des cartes un peu fade et d’un manque d’ampleur dans la Habanera.

Son Don José s’est trouvé en Stanislas de Barbeyrac un très bon remplaçant de dernière minute. Tirons un grand coup de chapeau au sauveur, ténor à la française bien doté, fin connaisseur du rôle et le défendant comme un homme sincère, fébrile aussi et enfin poussé au bord de la folie. Soyeux, habile acteur et narrateur, c’est le superbe Moralès du baryton Yoann Dubruque. Bien là aussi, le Zuniga souverain et l’Escamillo, grésillant pour le mieux dans les épreuves de force, des basses Nicolas Brooymans et Nicolas Courjal, ainsi que, pour les parties plus typées opéra-comique, le trial joliment excité et spirituel Thomas Morris (Remendado), le baryton franc et honnête d’une belle profondeur Florent Karrer (Dancaïre) et, pour bien mêler ingénuité et prestance en tant que jeunes amies de Carmen, le mezzo fin comédien Floriane Hasler (Mercedès) et le délicieux soprano fort musical Faustine de Monès, Frasquita de beau timbre et d’une émission saisissante.

En Micaela, Iulia Maria Dan trouve les accents de jeune soprano en fleur, puis nourrit l’intensité centrale de l’incontournable « Je dis que rien ne m’épouvante », avant de se montrer enfin déchirante et magnifique au final de l’Acte III. Finalement, le chœur maison et l’ensemble Accentus obtiennent toutes faveurs pour un niveau record de charme, d’énergie et de lyrisme, apogée vocale éblouissante de la soirée qui ferait donc passer l’original pour irremplaçable. D’ailleurs, comme l’écrit René Char, « il n’y a pas d’absence irremplaçable », aussi l’homme perdu sur scène qui pleure à la tombée du rideau « Ah ! Carmen ! ma Carmen adorée ! » peut trouver beaucoup à gagner en charme extrêmement sensuel, gracieux et pimpant, en cédant simplement aux autres sirènes andalouses assemblées sur une place à Séville.

FC