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Chroniques
Carmen
opéra de Georges Bizet
Opéra le plus donné au monde depuis ses difficiles premiers soirs à Paris, également le plus enregistré à ce jour, mais encore mis à toutes les sauces au cinéma ou dans la pub, Carmen est sujet inépuisable de commentaires – une matière d'étude quasi-géologique, à travers les âges (cf. The Gardian) et d'écoutes variées (l'amateur d'opéra se lève et prend sa douche au son de l'Ouverture, fait la vaisselle en écoutant la habanera, croit entendre l'air du toréador dans le métro, se rase en suivant une voix flûtée vers les remparts de Séville...).
Aujourd'hui, à l'heure d'une nouvelle visite du monument national (de Bizet peut-être le chef-d’œuvre, mais loin de représenter tout le talent du compositeur trop vite disparu), de deux options l'une : pour tous ceux encore lancés à sa plaisante découverte, privilégier une version classique, authentique, attachée au livret de Meilhac et Halévy, voire à la nouvelle originale de Mérimée ; ou bien, pour surprendre les habitués en leur servant un mets bien spécial à partir d'une bonne vieille recette, transposer l'intrigue, détourner le cours de l'histoire, décaler le cadre traditionnel et ainsi glisser de l'espagnolade initiale (sensée représenter l'Andalousie vers 1820) jusqu'en des contrées lointaines – par exemple, à Cape Town, dans un ghetto noir de Khayelitsha : projet sud-africain aboutissant au savoureux Carmen de Khayelitsha, film vainqueur de l'Ours d'or à la Berlinale, puis sorti en France il y a tout juste dix ans (Mark Dornford-May, U-Carmen eKhayelitsha, 2005).
En Avignon, pour reprendre le spectacle conçu par Louis Désiré aux Chorégies d'Orange l'été dernier, les deux possibilités sont réalisées, mais sans atteindre au grand déploiement prévu par les créateurs à l'Opéra-Comique en 1875, c'est-à-dire en tenant compte du caractère de la salle, relativement petite et toute délicieuse comme une « meringuette » du Vaucluse. Le grand régal de la soirée est offert par l'Orchestre régional Avignon-Provence, dirigé par Laurent Campellone avec tout le soin nécessaire aux bonheurs de la partition et avec souvent un punch terrible. Tout aussi justes, et magnifiques dans les éclats, le chœur et la maîtrise « maison » ne sont pas en reste ; ainsi, après la mièvre lettre maternelle lue par Don José, animent-ils l'esclandre causée par Carmen parmi les cigarières – un de ces moments de plénitude qui réveille à une euphorie de l'opéra le mélomane, se frottant les yeux ébahis.
De la part des chanteurs, retenons surtout les instants de grâce offerts par la Micaëla du soprano Ludivine Gombert, « jupe bleue et natte tombante » typiques, certes, mais par le port droit et surtout la voix d'un charme irréel, telle une icône de la fidélité... Des flocons de neige passant sur mon oreille, poussant la chair de poule par un soir pourtant assez torride.
Le mezzo-soprano Karine Deshayes campe une Carmen étonnante, parfois langoureuse, drôle, sobre ou cristalline, à la hauteur du grand rôle et d'un chant assurément agréable, presque excellent. Le Don José du ténor Florian Laconi semble se révéler tout à fait dans la scène finale, crue et morbide, avec l'intensité et l'à-propos à même de soulever le drame. Outre les airs de bravoure des solistes, le quintette des intrigants (Acte II) est particulièrement bienvenu, frais, vif et espiègle dans la veine de Gounod. En revanche la principale page faible est bien la chanson du toréador. Sans en vouloir ici à l'Escamillo du baryton Christian Helmer, quelle bassesse que cette prétendue concession de Bizet au producteur... Elle se déroule heureusement devant quelques gavroches assis aux pieds du grand gaillard qui, bon joueur, cherche à les impressionner – « un œil puéril [dans le bon sens du terme] te regarde ! ». C'est le principal mérite de la mise en scène, nous baladant sans esprit dans un jeu de cartes géantes, que de ménager quelquefois un regard de l'enfant sur l'histoire de Carmen, donnée sans grande question de vie et de mort mais de manière tout de même intéressante, car dans son entier.
FC