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Chroniques
Carmen
opéra de Georges Bizet
Après la triomphale Carmen donnée dernièrement au Théâtre des Champs-Élysées [lire notre chronique du 2 février 2017], c’est au tour de l’Opéra national de Paris de proposer, de mars à juillet, la production très controversée que Calixto Bieito signa du chef-d’œuvre de Bizet.
On connaît bien sa vision sulfureuse, hyper-violente et sexuelle de Carmen depuis qu’il l’a créée pour le Festival Castell Peralada en 1999. De Barcelone à San Francisco, cette conception très provocatrice divise un public passionné qui l’adore ou la hait… Bieito a transposé Carmen en fin de XXe siècle, au moment où il l’a conçue, pour la prise de rôle de Roberto Alagna en Don José. Les décors sont réduits à leur plus simple expression : au premier acte, un mât pour la levée des couleurs par les soldats de la garde ; au deuxième, de vieilles voitures Mercedes et un petit sapin de Noël lumineux ; au troisième, le fameux taureau noir publicitaire qu’on aperçoit quand on parcourt les routes d’Espagne ; au quatrième, un marquage à la chaux en forme d’ellipse, délimitant l’affrontement final entre l’héroïne et Don José. Les costumes sont volontairement laids et vulgaires, particulièrement ceux des femmes, vraiment mal attifées.
Mais ce qui interpelle fortement le spectateur, c’est cette violence frénétique et bestiale à la sexualité débridée, qui anime de bout en bout l’action de l’opéra. Même Micaëla, qui a réputation de seule jeune fille de l’histoire de l’opéra, saute sur José et l’embrasse brutalement sur la bouche, en guise de baiser maternelle, lors du duo Parle-moi de ma mère, tout en regrettant son geste après. Bieito impose une gestuelle obscène et hyper-agressive aux protagonistes, touchant au sadomasochisme. Dès le début, le spectateur s’interroge sur l’interminable course punitive d’un militaire en slip autour de la garde menée à la schlague par le Morales très cruel et lascif de Jean-Luc Ballestra, puis sur l’orgie forcenée des militaires qui violent les cigarières à leur arrivée, Dans l’air, nous suivons des yeux. Le strip-tease de Carmen à l’Acte II, Les tringles des sistres tintaient, suivi du simulacre de copulation avec José et la belle qui, au préalable, a ôté sa culotte et ouvert le pantalon de son partenaire pour qu’il la pénètre... Là-bas, là-bas dans la montagne. Le massacre de Zuniga, à coups de portières de voiture, est inattendu et choquant à la fin du II. Citons encore, au III, pour la réplique du jaloux, « je te tiens, fille damnée », la violence physique faite à Carmen, tirée par les cheveux dans une position fort inconfortable. Pour finir, pendant l’Entracte du III, signalons le strip-tease jusqu’au nu intégral d’un toréro (figurant) qui provoque les réactions d’un public, là aussi, partagé entre huées et applaudissements.
Ce qui reste le plus dérangeant du projet du metteur en scène espagnol [lie nos chroniques du 21 février 2007, du 4 juillet 2011, du 4 octobre 2013, du 19 juin 2015, du 23 mai 2016 et du 5 février 2017], c’est le traitement musical de cette Carmen, très malmené. Sans revenir à la version originale donnée à l'Opéra Comique qu’on disait être autant parlée que chantée, ou plus encore à celle entièrement chantée revisitée par Guiraud, la version Bieito coupe allègrement et réduit au strict minimum dialogues parlés, récitatifs et reprises, au risque de rendre incompréhensible une grande partie de l’œuvre. Ainsi Morales et José n’échangent-ils pas sur la visite de Micaëla. La redite du chœur des enfants est coupée à l'Acte I. Carmen ne parle quasiment pas à Don José, même pour le séduire. Après la rixe avec sa rivale, elle blesse Zuniga et non ses ennemies, puisque la scène se fait sans les cigarières. Tout au long de l’opéra, les exemples se multiplient à l'infini. À ce rythme, il tient en 2h25...
D’aucuns crieront au scandale, d’autres à un resserrement salutaire de l’action qui rendrait la vision du metteur en scène encore plus percutante. Il n’en reste pas moins qu’elle peut gêner les chanteurs, à commencer par le rôle-titre, Clémentine Margaine, qui semble gênée pour l’Habanera et la Chanson Bohême, alors qu’elle est exemplaire pour la Séguedille et l’Air des cartes. Pour les premiers, les défaillances à peine perceptibles de ce grand mezzo sont vraisemblablement dues aux exigences de la production et à la difficulté que la jeune diva pourrait avoir à se l’approprier. Au contraire, étant très logiquement statique pour les deux autres airs, la chanteuse les réussit à merveille. Rendons hommage à cette jeune Carmen française qui a débuté en 2009 et que Paris découvre après les plus grandes villes du monde. Son répertoire est très vaste et couvre les grands emplois de mezzo et contralto. La voix est puissante, assurée et colorée. Sa diction est impeccable et ses talents de comédienne exceptionnels.
L’autre attraction de la soirée est, sans conteste, le premier Don José de Roberto Alagna à Paris. Si le ténor franco-sicilien a, depuis de nombreuses années, mis ce rôle à son répertoire, il ne l’avait jamais interprété sur ce plateau. L’enregistrement avec Michel Plasson au pupitre et Angela Gheorghiu dans le rôle de la gitane est d’ailleurs un must, tout comme le DVD, passionnant reflet des représentations dirigées par Yannick Nézet-Séguin au Met’ (New York), avec Elīna Garanča. Ici, l’artiste retrouve une mise en scène qu’il connaît bien et qu'il sut faire évoluer avec son auteur. En grande forme, il s’y montre exceptionnel de maîtrise vocale, de diction et d’engagement dans un rôle qui continue d’être parmi ses meilleures incarnations. On admirera particulièrement un duo final qu’il a toujours su rendre émouvant, mais où il se surpasse, ici, jamais dans l'excès ou le larmoiement, tout en réalisant l’exploit d’exécuter les exigences très physiques de Bieito. La salle lui réserve une ovation triomphale, à la mesure de la qualité de son interprétation, aussi bien sur le plan vocal que théâtral.
Aleksandra Kurzak possède les atouts d’une voix fraîche et sensible qui lui permettent de camper une Micaëla de qualité, à la force de caractère inattendue. Le baryton italien Roberto Tagliavini fait merveille en Escamillo. On admire particulièrement cette belle voix d’airain dotée d'une diction irréprochable et d'une prestance souveraine dans un Toréador idéal, à tout point de vue. Tous les seconds rôles sont parfaitement tenus, à commencer par la Frasquita de Vannina Santoni et la Mercédès d'Antoinette Dennefeld, compagnes indispensables de Carmen, elles aussi mises à rude épreuve scéniquement.
Succédant à Lionel Bringuier qui a déclaré forfait, Giacomo Sagripanti renouvelle avec talent l’interprétation d’une partition pourtant particulièrement fréquentée. L'Orchestre et le Chœur de l'Opéra national de Paris s’y révèlent excellents. Le chef italien offre une Carmen comme on ne l'a que rarement entendue, alternant tendresse et fougue, par une lecture analytique empreinte de poésie.
MS