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Chroniques
Carmen
opéra de Georges Bizet
La Carmen de Dmitri Tcherniakov est un sourire plein de cavités… Remplie de blagues à ras-bords, à chaque nouvelle production la curieuse âme russe répond au besoin de lutter désespérément contre les conventions de l'opéra [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Don Giovanni, Eugène Onéguine, Khovantchina, Lady Macbeth de Mzensk, La fiancée du Tsar, La fille de neige, La légende de la ville invisible de Kitège, La traviata, Le prince Igor, Lulu, Macbeth et Wozzeck]. Pour le grand retour du chef-d’œuvre de Bizet au Festival international d'art lyrique d'Aix-en-Provence, après soixante ans d'absence, voyez donc les nombreux démons du créateur voleter autour de la scène ! Laideur banale du décor unique – un grand hall anguleux sur-éclairé, aux canapés et chauffeuses en similicuir noir –, costumes contemporains clinquants et vulgaires, manipulation éhontée du public et détournement à gros tiroirs de l'intrigue originale, à partir d'un concept entre pseudo-thérapie et téléréalité... La désorientation atteint son paroxysme dans le vide abyssal du propos.
Au centre de ce surprenant simulacre, cynique et incohérent, de Carmen (haché, réduit et coupé dans presque tous ses élans lyriques), Don José serait, par jeu, n'importe qui. Aucun autre principe, aucune règle précise n'éclaire vraiment le spectacle bourré de drôles de mimiques, sauf peut-être le désamour, seul sentiment exprimé sur scène avec franchise. Ainsi les voix des deux rôles principaux ne s'affirment-ellesque dans leur confrontation finale, au dernier acte, avec passion enfin pour le ténor Michael Fabiano, ce fade Don José, avec fermeté et résolution pour le mezzo-soprano Stéphanie d'Oustrac, Carmen présentée comme potiche de bureau ou gourde maladroite.
D'aucuns retournent le problème en se disant que le metteur en scène n'aime tout simplement pas Carmen. En tout cas, la musique s'y plie et les plus décontenancés de demander sans doute un peu plus de l'Orchestre de Paris dirigé par Pablo Heras-Casado qui parvient rarement à repousser l'absurde univers imposé à l'ouvrage et à redresser un peu la démarche artistique bancale.
Au sortir du premier duo entre Don José et Micaëla (ou plutôt leurs ersatz…), juste après l'air forcé Ma mère, je la revois, exécuté sans la moindre tendresse maternelle, on croit malgré tout écouter du Bizet (!) à travers l'ambiance désolante et contemporaine d'une réunion de cadres grands enfants, doublant même la Maîtrise des Bouches-du-Rhône, invisible et d'autant mieux appréciée, car douce et avenante avec son charmant accent provençal (par exemple dans la formidable quadrille de l’Acte V).
La participation générale (expression lâche pour seul mot d'ordre scénique) devenant de plus en plus laborieuse et l'expérience de plus en plus poussive, pourvu qu'il ne reste que le chœur Aedes, au chant clair, uni et excellent tout du long, tant tout le plateau finit vite par déchanter, privé de dimension dramatique. Au moins l'agile soprano d'Elsa Dreisig a la projection d'une belle jeunesse pour incarner une Micaëla ni messagère, ni amoureuse mais calculatrice et frigide. Son fameux grand air, Je dis que rien ne m'épouvante tombe – hélas ! – comme un cheveu sur la soupe, tout comme la séguedille de Carmen venue de nulle part, à l’instar du raid GIGN tout précédemment... – ouvrez le tiroir !
Le jeu de rôle s'épuise donc avant la fin du premier acte, la poursuite de Carmen étant annulée et terminés les provocants contre-emplois. Rien n'y fait de ces longues minutes, plutôt comiques, pour lui nouer les poignets : l'orchestre s'est littéralement arrêté à l'irruption du commando. La brutalité ou la bestialité, bien actée par le baryton Michael Todd Simpson (Escamillo – plutôt Espadrillo, selon la conception plate des rôles)... mais voilà les caries dans les rires outranciers sur scène et ceux, plus gros encore mais sous cape, d'un artiste qualifié de visionnaire par le festival et qui, en brochure de salle, promet « la meilleure des thérapies ».
FC