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carte blanche à Jacques Lenot – troisième jour
Misti Organ Music et Nachtszenen, deux créations mondiales
Sur le modèle de la deuxième journée de Carte blanche à Jacques Lenot par laquelle Roubaix célèbre ce week-end son compositeur, citoyen d’adoption depuis vingt-trois ans, la troisième s’articule en deux rendez-vous, l’un que l’on dira visible quand le premier s’avère invisible. Expliquons-nous : hier à 18h, il était loisible à chacun d’observer les membres du Quatuor Tana donner naissance au huitième opus pour cette formation – en réalité neuvième, à compter aussi Frammenti intimissimi (2016) – comme il le sera en fin de ce dimanche face aux musiciens de l’ensemble Sturm und Klang, mais de même qu’hier à 15h Il y a lui tombait dessus comme d’un monde invérifiable, pour ainsi dire [lire notre chronique de la veille], la particularité du concert d’orgue d’aujourd’hui est de laisser place à la musique sans qu’on aperçoive son officiant : ainsi se poursuit donc la tombée du ciel.
En interprète régulier de la musique de Lenot qu’il pratique depuis près de trois décennies et dont il possède une connaissance fort précise [lire nos chroniques de Suppliques et du Livre des dédicaces], Jean-Christophe Revel se penche sur une partition conçue en 2005, dans un état de choc qui suivit la contemplation d’une série de photographies du Misti, volcan péruvien également dénommé Guagua Putina dont l’altitude culmine à plus de 5800 m, en surplomb de la ville d’Arequipa – « j’ai composé en très peu de temps sept cent vingt mesures à 4/4 dans un tempo invariable d’une noire à 48 », précise le compositeur (brochure de salle), « l’expression profondément contemplatif précède les soixante fragments de douze mesures enchaînées d’une minute chacun ». Après sa découverte du Vésuve et du Stromboli (en éruption !) à la fin des années soixante, l’artiste se lançait en août 1970 dans l’ascension de l’Etna, « à la recherche des sandales qu’y aurait laissées, selon la légende, le philosophe présocratique Empédocle » (même source), ainsi qu’il s’engagerait, plus de quarante plus tard, dans In die herrlichen Flammen, un opus qu’inspire la tragédie inachevée d’Hölderlin, Der Tod des Empedokles. Car Lenot, s’il rencontre les poètes à travers leurs œuvres, rencontre non seulement des lieux mais encore l’esprit de chacun d’eux, tel qu’en témoigne son vaste parcours de créateur.
Misti Organ Music est donné cet après-midi en création mondiale, en l’Église Saint Martin de Roubaix, depuis les cinq claviers de son orgue symphonique réalisé entre 1977 et 1981 par René Godefroy et Bernard Bocquelet et dont certains des cinquante-quatre jeux sont issus des trente-cinq du Grand Orgue de tribune Merklin-Schütze, si endommagé après deux guerres mondiales qu’il fallut, malgré plusieurs réparations, en abandonner l’usage et le démonter en 1970. Il revient à Jean-Christophe Revel d’en registrer l’interprétation. Une note tenue, comme immuable, est mise en lumière par le tournoiement qui la cisèle, paysage d’apparence calme bien que chargé de danger. Vérifier près d’une heure durant, ce principe simple de l’œuvre se complexifie de variations dans le motif subalterne, mais encore de doublures, parfois à deux octaves de distance, ce qui façonne une perception presque floutée de son dessin. À l’inventivité extrêmement conduite du compositeur répond le riche travail des timbres de la registration. Le chemin monte, descend, faussement changeant dans son insistance continue, tandis que les tourneries enveniment leurs propres ritournelles. Quelques reprises d’air, comme à en avoir manqué dans une atmosphère peut-être soufrée, se glissent dans le flux sans vertu articulatoire ni même statut de figure. Et le rythme de s’emballer, la solennité installée depuis près d’une demi-heure laissant dès lors poindre une excitation certaine, qu’on pourrait entendre comme jubilation de la catastrophe imminente. Par-dessus ce lointain menaçant, la phrase affirme plus encore sa place. Il semble bien que Misti Organ Music avance vers une apothéose, un dénouement paradoxalement heureux tant insoutenable s’en fait par moments la souterraine tension – une énergie va se libérer, croyons-nous, tel un « sacrifice aux flammes de la connaissance pure », comme l’écrivait Ludwig Tieck lorsque d’un de ses récits le couple d’amants isolés dans l’asocial gel de son érudition brûle tout ce qu’il trouve et jusqu’à l’escalier de l’immeuble, abolissant ainsi « ces moyens triviaux de l’expérience et de la succession » (in Des Lebens Überfluß, 1837)… Non, pas d’explosion, ni d’éruption ou de jaillissement ; les petits pas d’une descente flûtée partent discrètement, sans même toussoter. L’œuvre ne se conclut pas, néanmoins : des fracas se signalent, sans que la jubilation pressentie ne les habite, mais bien plutôt une latence triste, apparentée à une nostalgie du désir d’accomplissement, envahissant l’épilogue interrompu.
Le dernier concert est donné en face, à l’hôtel de ville ; il n’est qu’à traverser la bruine de la grand’place, fort heureusement non sternutatoire, pour découvrir Nachtszenen. C’est une grande joie que d’y retrouver Sturm und Klang et son chef Thomas van Haeperen [lire notre chronique de Propos recueillis] qui, sur les fonts baptismaux, portent les vingt-et-une scènes de nuit, en écho non citationnel aux Waldszenen Op.82 de Schumann (1849) et surtout aux tourmentes oniriques qui depuis toujours compromettent le sommeil de Jacques Lenot. « Le 28 novembre 2017, il prend part à la classe de Françoise Thinat à l’École Normale de Musique. L’enthousiasme que suscite en lui l’approche du répertoire contemporain par de jeunes pianistes l’invite à écrire un nouveau recueil qu’il dédie à son amie musicienne et enseignante. Deux ans plus tard, c’est elle qui le créerait, à la salle Gaveau. Plus que jamais imprégné des vers énigmatiques de Khlebnikov, il compose Douze fragments à la nuit, terminés le 15 décembre. Parallèlement, il invente un cahier d’Impromptus, au nombre de six, auquel il met un point final le 4 janvier 2018. Ces pièces aphoristiques forment une sorte de collecte résiduelle de ce qu’il vient d’écrire par ailleurs. Au début de l’année 2018, il décide de les rassembler toutes sous le titre Nocturnes » (in Bertrand Bolognesi, Résurgences du secret, Éditions Aedam Musicae, 2022). Plusieurs de ces pages pianistiques sont reprises dans les quatorze premières pièces de Nachtszenen, la plus récente des œuvres ici entendues puisqu’elle fut achevée le 24 janvier 2023.
Dans l’héritage de Dramatis personæ (2007), étonnante fabrique d’un théâtre en blanc et en noir, Lenot invite l’auditoire sur la scène des cauchemars où s’expriment les instruments, autant de chimères plus ou moins terrifiantes, en soliloque ou par sympathie (jamais en dialogue : ainsi que dans le théâtre tchekhovien, on parle plus certainement l’un à côté de l’autre plutôt qu’avec lui), selon des combinatoires ludiques – pour mieux dire : dramaturgiques. Les douze musiciens de l’ensemble belge, usant chacun d’un seul medium, contrairement à la formule des Propos recueillis (2011), enjambent sans ciller l’extrême difficulté d’une partition fort exigeante, sous la battue lisible et bienveillante de leur chef, dans un formidable raffinement de nuance. Qui prétendra s’y retrouver dans les vingt-et-une pages sans avoir le texte sous les yeux mentirait sans vergogne, tant l’enchaînement distille de mystères. Cri de clarinette, pédale de cordes, juxtapositions savantes, phrasé de basson, solo orageux de contrebasse, colère distribuée en plusieurs pupitres, par contaminatio, discours altier du violoncelle, affleurement du quatuor, élégie et lamento, cet opéra sans paroles et sans chanteurs déploie progressivement un lyrisme renouvelé que quelques babils parfaitement indépendants vient çà et là saupoudrer. Cette succession édifie peu à peu une fable sibylline traversée d’émotions évidentes. Et comme il en va presque toujours ainsi dans la musique de jacques Lenot, on n’en saura pas plus – tel que Pétrone le fait dire à l’un des protagonistes de son Satyricon, « Inter cælicolas fabula muta taces » demeure le mot de la fin, une heure après l’exclamation liminaire.
Ainsi se terminent trois journées intenses avec le compositeur, tout à côté de son atelier.
BB