Chroniques

par bertrand bolognesi

Castor et Pollux
tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 13 octobre 2014
Schiaretti met en scène Castor et Pollux de Rameau au Théâtre des Champs-Élysées
© vincent pontet | wikispectacle

L’année Rameau se poursuit (on fête le deux cent cinquantième anniversaire de sa disparition) avec cette nouvelle production de Castor et Pollux, tragédie en musique composée en 1737 sur un livret de Gentil-Bernard (surnom qu’à Pierre-Joseph Bernard donna Voltaire), puis remaniée en 1754 – l’œuvre est ici donnée dans cette ultime version, comme à l’accoutumé. Christian Schiaretti signe une mise en scène extrêmement épurée, d’un goût classique plus que baroque, traversée d’une élégance nue. Avec la complicité de Rudy Sabounghi pour les décors et de Laurent Castaingt pour la lumière, il situe la représentation dans le prolongement du théâtre lui-même, reproduisant sur le plateau les colonnes dorées de son cadre de scène, mais encore les peintures ornementales art déco’ et jusqu’au grand lustre de verre dépoli, bientôt fait nacelle de Jupiter. Ainsi distanciée et magnifiée par une esthétique fort soignée, l’action gagne une aura tragique qu’aucune littéralité n’eut su lui conférer, et se concentre sur la présence de figures antiques, dans les costumes idoines de Thibaut Welchlin.

Cet hiératisme du jeu, armé de tuniques, toges, casques, jupes et fibules, est contrepointé par dix danseurs à la fluidité presque sauvage. Andonis Foniadakis en situe le mouvement chorégraphique du côté des fifres mélismatiques plutôt que d’un immuable tactus de maître à danser. De cette saine rupture l’on admire l’effet, dès les premiers pas comme durant les fêtes d’Hébé dont la sensualité s’enlise dans une profonde mélancolie (Acte III), le ballet des démons rougeoyants (IV) ainsi que le couple tournoyant amoureusement devant des constellations heureuses (V), la virevolte gentiment fofolle de la fête de l’univers, enfin l’ultime célébration de la roulette du Zodiaque dont la course se suspend sur les Gémeaux – bien sûr ! Une seule réserve : si l’on saisit naturellement le sens d’un marquage des corps, céder à la mode du tatouage exclut le spectacle de sa bienheureuse intemporalité.

Par-delà un chœur excellent, la distribution vocale accuse un manque d’unité assez gênant, il faut l’avouer. Les rôles féminins ne bénéficient guère d’incarnations idéales. La Cléone d’Hasnaa Bennani affiche une diction des grands soirs, comme il se doit issue de l’art de la déclamation, mais aussi un haut-médium peu sûr. Inintelligible, la Phœbé de Michèle Losier sertit difficilement ses moyens, de sorte que le chant paraît peu conduit. Cruellement instable sur l’ensemble de la tessiture, le soprano Omo Bello livre une Télaïre brutale qui ne fait pas l’affaire.

C’est donc du côté messieurs qu’on trouvera satisfaction musicale. Avec robustesse, Marc Labonnette (Grand Prêtre) emporte la Scène 2 du troisième acte, rejoint par un chœur enlevé (Fuyons et frémissons nous-mêmes). Tour à tour Spartiate, Mercure et Athlète – lumineux Éclatez, éclatez, fières trompettes ! –, le jeune Reinoud van Mechelen offre un ténor gracieux à l’expression toujours généreuse. Avec l’évidente autorité d’une projection opulente, Jean Teitgen s’impose aisément en Jupiter, bien qu’à la comparer aux autres la voix semble un peu lourde face à l’impact de la fosse – il n’en fallait pas moins au Dieu des dieux, cela dit, d’autant que le français est luxueusement livré par un chant fort bien mené. Le couple vedette, enfin : l’extrême clarté de timbre et l’exemplaire diction de John Tessier sont les avantages d’un Castor attachant, brillant dans Quel bonheur règne dans mon âme (I) et souverainement tendre pour lors des retrouvailles aux Enfers – « J’immole au seul plaisir qui m’approche de toi toute la grandeur immortelle » irrésistible (IV). Si l’organe d’Edwin Crossley-Mercer s’est élargi, ces derniers temps, et parfois au péril de la précision, son Pollux prouve d’une stabilité enfin retrouvée. Émission indiscutable, projection facile, ligne franche et verve musclée, son chant réunit désormais style et puissance, somptueusement mis au service du rôle. Outre la tendresse, c’est encore l’élan de la veine invocatrice qu’il faut louer.

Mariant paradoxalement le brio au rétif, dans une vive souplesse, Hervé Niquet et son Concert Spirituel enchante l’écoute d’un lustre conquérant. Voyageant de la profonde déploration de l’Acte II au ballet conclusif via l’étrange ritournelle finale du III, dont les atours sereins ne sont pas ceux de l’immuable des plaisirs mais bien plutôt de la constance au sacrifice, sa lecture transmet comme rarement les aléas humains.

Demeurent certaines images de grande beauté : l’aigle divin, symbole immédiatement prégnant, la lente remontée du rideau d’or dans les miasmes infernaux, le jeu d’ombre de Mercure éveillant Castor à une nouvelle vie, enfin l’intervention finale d’un Jupiter rendu au Siècle, dans sa vêture des Lumières. On connait tant d’histoires d’amitiés trahies dès l’apparition d’un amour que celle-ci, d’une amitié fidèle au point de ne laisser place à Éros – « je retrouve enfin tous les objets de mon amour », dit Pollux (je souligne) – rafraîchit exquisément, avec sa lumière grave.

BB