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Chroniques
Castor et Pollux
tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau
« Tristes apprêts, pâles flambeaux / Jour plus affreux que les ténèbres / Astres lugubres des tombeaux… » : voilà qui définit au mieux la sinistre soirée passée au Palais Garnier à découvrir la lecture ô combien calamiteuse de Castor et Pollux par Peter Sellars et Teodor Currentzis. À en saluer le désir de réhabiliter la première mouture de la tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau, telle que livrée le 24 octobre 1737 – celle gravée au disque par Harnoncourt (1972) puis par Christie (1993) –, plutôt que de jouer la version remaniée dix-sept ans plus tard et régulièrement fréquentée, nous aurons fait assez l’éloge d’une entreprise globalement désastreuse. Souvent imprévisible, le musicien gréco-russe ne nous a toutefois pas habitués à si cruelles rudesses, à la tête de son Utopia dont les cordes, à force de rugosité, ont d’emblée raison de toute bonne volonté, au fil d’attaques tour à tour heurtées ou miaulées dans un idiome qu’en rien la démarche historiquement informée ne saurait justifier. En vain espérons-nous quand même quelque révélation ultérieure de l’écriture des timbres, mais, passé la bonne surprise d’entendre des bois plutôt satisfaisants, l’omniprésence d’une articulation vigoureuse, obstinément brandie par Currentzis tel que deux siècles auparavant Caillette le put faire de sa marotte, vient résolument enfouir notre naïveté au précipice de la musicale infortune. D’Utopia nous garderons toutefois du chœur un souvenir plus plaisant que de l’orchestre, chœur parfaitement préparé par Vitaly Polonsky à qui l’on doit indéniablement le meilleur de ce pitoyable moment.
Entre autres malheurs, le plateau vocal ne manque point aussi de faire banqueroute. Les premiers pas du baroque revival, ayant d’abord fort à faire des questions de style, convoquèrent assez souvent des voix plus ou moins audibles – chacun se souvient de ses temps pionniers dont témoignent l’indiscrétion de nombreux documents. Puis vinrent de meilleurs années où chefs et maisons d’opéra purent inviter des gosiers au déploiement plus plastique, auxquels furent dès lors transmis les acquis des redécouvertes interprétatives, pour le bonheur du public dès lors amené à pleinement apprécier les bonnes santés de la recherche et des transmetteurs de ses savoir-faire. À l’optimisme de ce constat s’oppose une cuisante débâcle des luettes ici réunies. Malmenant d’un comparable enthousiasme émission, soutien, prosodie et jusqu’à l’intonation, ni Vénus ni Minerve ne convainquent – Natalia Smirnova et Claire Antoine [lire notre chronique d’Henry VIII]. Un rien mieux pourvu, le ténor Laurence Kilsby fait entendre ses clairs Amour, Athlète et Grand prêtre de Jupiter [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea et de La scala di seta]. Curieusement voilé, l’organe de Nicholas Newton (basse) n’en peut mais (Mars, Athlète, Jupiter). Les amantes ne sont point mieux pourvues, avec Jeanine De Bique donnant une Télaïre qui confond nuancer et détimbrer, tout en abusant de l’esclamazione ; avec Stéphanie D’Oustrac, Phébé confortablement sonore quant à elle, dont jamais le chant n’est vraiment sur la note. Nettement moins molestée, la partie des héros tragiques bénéficie d’incarnations qui se démarquent de la générale déconfiture. Ainsi du Pollux de Marc Mauillon, certes peu flatteur quant à la couleur vocale mais idéalement clair et, surtout, immanquablement juste, lui. Ainsi, enfin, de Reinoud Van Mechelen, Castor solaire, tant par la technique vocale que par le style et le charisme.
À défaut d’une réalisation musicale honorable, le spectacle donnera de quoi ne pas regretter d’être là… Pas du tout ! Sa récente production de Beatrice di Tenda avait négativement surpris, à l’Opéra Bastille [lire notre chronique du 9 février 2024]. Fort d’une carrière dont l’intérêt n’est pas à mettre en jeu, aujourd’hui l’artiste nord-américain paraît avoir perdu le souffle. Une direction d’acteurs imprécise, la transposition dans la contemporanéité de nos villes via la scénographie rudimentaire de Joelle Aoun et les costumes pragmatique de Camille Assaf, enfin la tourmente des banlieues comme celles des astres que convoque la proposition vidéastique omniprésente, voire étouffante, d’Alex Macinnis, tout cela suffit-il au leg d’une vision cohérente de Castor et Pollux ? Nous ne le croyons guère… et nous ennuyons prodigieusement ! De pareil envahissement que ces images, la perpétuelle intrusion d’une douzaine de danseurs finit de rendre totalement confuse la proposition, dans une chorégraphie de Carl Hunt tellement break qu’elle n’évoque bientôt plus que machine à désosser. Chassons vite cet égarement funeste grâce au souvenir d’autres mises en scène [lire nos chroniques de celles de Pierre Audi, Christian Schiaretti et Mariame Clément] !... « Tristes apprêts, pâles flambeaux… ».
BB