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Chroniques
Catherine Plattner et Girolamo Bottiglieri, violons
Jean-Marie Leclair et Luciano Berio dialoguent
Construit en 1862, le Théâtre de La Gaîté Lyrique connut de longues années de gloire avant de sombrer dans l'oubli. Comme son nom l'indique, il fut d'abord conçu pour accueillir les fastueuses productions d’opérette qui dominaient autrefois la scène culturelle de Paris (Offenbach lui-même en fut directeur) et s'ouvrit par la suite à d'autres manifestations artistiques, comme la danse (la troupe des Ballets Russes, dans les années vingt) et le théâtre. Des années moins triomphales s'ensuivent, comme durant l'occupation où le théâtre est pillé, ou dans les années soixante-dix où s'y installe une école de cirque. Mais, pour ce bâtiment majestueux, le plus grand déshonneur est sans doute sa transformation en parc d'attractions pendant la décennie suivante, moment tragique où la grande salle à l'italienne de l'architecture originale est détruite et perdue à jamais. Ce malheureux projet périclite bientôt et le théâtre est abandonné pendant plus de vingt ans jusqu'à ce que la Mairie de Paris décide de le ressusciter.
C'est ainsi que s’y est inauguré, en mars 2011, un nouvel espace culturel consacré aux arts numériques et aux musiques actuelles. À l'image de son ambitieux projet architectural, qui conjugue avec raffinement les colonnes corinthiennes de la construction originale, très Second Empire, à des éléments contemporains, cette Gaîté Lyrique renouvelée cherche à établir des liens entre le passé et le présent dans différents domaines. Un cadre privilégié pour les musiciens de l'Orchestre de Chambre de Genève, invités en résidence sur quatre périodes, qui s’approprient le bâtiment et se proposent de rapprocher musique baroque et musique contemporaine, afin d'explorer les liens qui les unissent malgré leur apparente antinomie. De cette manière se trouvent rassemblées, dans une même situation spatio-temporelle, des œuvres de compositeurs aussi éloignés que John Cage et Domenico Scarlatti, ou François Couperin et Ligeti.
Pour la journée de clôture de la première étape de cette résidence, les violonistes Catherine Plattner et Girolamo Bottiglieri offrent un programme consacré uniquement à des pièces en duo tirées des géniaux 34 Duetti per due violini de Luciano Berio (1924-2003), d’abord conçus à des fins pédagogiques, et des Sonates pour deux violons du compositeur français Jean-Marie Leclair (1667-1764). Grâce à ses bonnes qualités acoustiques, la salle, baptisée fort à propos Foyer historique, favorise le déploiement poétique du son des violons qui imprègne de toute sa fragile pureté les vénérables murs de l'ancienne construction. Avec une délicatesse captivante, les interprètes soignent chaque note et rendent naturelle cette rencontre a priori si improbable.
Ainsi sommes-nous amenés à penser que les deux compositeurs ne sont finalement pas si éloignés qu'on aurait pu le croire. Tout d'abord, compte tenu de l'évidence presque banale du fait que, séparés par plus de deux cents ans, ils ont tous les deux été séduits par l'idée de composer pour la même formation instrumentale et ont dû se plier, par conséquent, à une série d'exigences liées aux caractéristiques intrinsèques du violon, telles ses propriétés acoustiques et de facture. Rien d'étonnant, donc, à ce que la Sonate de Leclair, en sol majeur, soit naturellement enchaînée à Bruno (pour Bruno Maderna, chacun des 34 duetti portant comme titre le nom d'un ami de Berio), pièce polarisée sur la même note, centre d'une tonalité particulièrement favorable à la facture de l'instrument (ses deux dernières cordes à vide étant la quinte sol-ré). D'autre part, les procédés d'instrumentation liés à la composition d'une pièce pour deux instruments au timbre identique, comme les principes du dialogue ou de la mélodie accompagnée, sont les mêmes pour les deux compositeurs, ce qui l'interprétation met fort bien en lumière – dans le deuxième thème du presto de la Sonate Op.3 n°5 de Leclair, par exemple, où les violonistes construisent avec grande joie une ligne mélodique en marche harmonique à travers un relai d'accentuations décalées. Plattner et Bottiglieri poussent dès lors à l'extrême du possible les risques liés aux libertés d'exécution dans les deux styles, pouvant aller, au sein d'un même mouvement de Leclair, du plus doux pianissimo au plus jovial forte. La pertinence d'un tel choix se justifie sans doute par la connaissance actuelle de ce répertoire qui démontre que la discrétion des compositeurs de cette période en ce qui concerne la notation des nuances ne signifie nullement que l'interprétation en était dépourvue, et qu’au contraire l'on exigeait des interprètes de grandes libertés d'exécution.
Autre correspondance notable : le timbre produit par l'archet baroque utilisé pour les morceaux de Leclair évoque, par sa nudité directe et dépourvue d'affectation romantique, le flautando indiqué sur certains passages de Berio, ainsi que la sonorité un peu voilée produite par l'utilisation de la sourdine. On aurait ainsi parfaitement pu concevoir, dans ce contexte novateur, une combinaison encore plus audacieuse liée au maniement des deux types d'archet, qui aurait permis de faire apprécier l'effet produit par l'exécution d'une partition contemporaine avec un archet baroque.
Pari réussi, donc, lors de cette première étape de la résidence de l'Orchestre de Chambre de Genève qui démontre avec originalité et brio que passé et présent dialoguent constamment. Une vérité illustrée par la seule interprétation, rayonnante d'enthousiasme, sans grand renfort de moyens technologiques ou de discours pompeux, en à peine quarante minutes (prochain rendez-vous à la Gaîté Lyrique, les 27, 28 et 29 janvier 2012).
JP