Chroniques

par michel slama

Cecilia Bartoli chante Antonio Salieri

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 22 septembre 2004
le mezzo italien Cecilia Bartoli photographié par Uli Weber
© uli weber

Émotion intense, en ce premier jour d'automne qui voit les retrouvailles de Cecilia Bartoli avec son public parisien. Salle comble, comme toujours… Pour beaucoup, c'est l'occasion d'une séance de rattrapage de son deuxième concert Salieri (décembre 2003) que la Diva avait annulé. Comme à l'accoutumée, notre mezzo romain défend avec le talent et le marketing qu'on lui connaît un compositeur méconnu ou peu fréquenté du monde lyrique d'aujourd'hui. Après Vivaldi et Gluck, le maudit Antonio Salieri est donc réhabilité. Rappelons brièvement que depuis Mozart et Salieri, la fiction de Pouchkine mise en musique par Rimski-Korsakov, et surtout depuis le succès retentissant du film Amadeus de Miloš Forman, le compositeur porte l'empoisonnement de Mozart comme une croix apocryphe sur son œuvre. Salieri était contemporain de Mozart, certes, et son rival heureux et fêté ; mais on comprend mal quel intérêt il aurait eu à se débarrasser d'un musicien alors mal-aimé et sous-estimé par le public viennois ! Merci, en tout cas, à Cecilia Bartoli de ressusciter un florilège d'airs du Véronais, reflet de son CD The Salieri album paru il y a un an.

Après une ouverture magistralement interprétée par le Freiburger Barock Orchester, ensemble de talent aux instrumentistes virtuoses, arrive la belle Cecilia, resplendissante, dans une robe longue à traîne, vert pomme. Dès les premières notes, le charme opère, entraînant dans la passion de la redécouverte. On l'a dit et redit : la chanteuse sait de chaque rôle trouver la dimension théâtrale et habiter toute note. Elle envoûte son public – bien différent de celui des salles d'opéra. Humblement mes voisines (inconnues) avouent dans l'exaltation : « Nous n'allons jamais à l'opéra, mais avons fait cinq heures de TGV pour voir notre idole ». Elles n'appartiennent pas à la Jet Society parisienne et ne sont pas les seules à avoir fait le déplacement en payant cher leurs places (jusqu'à 145€ en première catégorie). Elles ne sont pas venues assister à un simple concert d'une cantatrice en vue, mais plutôt à une communion avec leur diva, sorte de rock star qui déchaîne les passions – témoin la standing ovation de rigueur à la fin de trois bis spectaculaires (Gluck, Haydn, Salieri).

Ce soir, la chanteuse offre un cadeau que ces admirateurs impénitents ne remarquent peut-être pas : la métamorphose de sa voix. Visiblement lasse des critiques sur une « hystérisation » systématique de la technique vocale au détriment du beau chant intelligent auquel elle nous habitua, la cantatrice démontre qu'elle est aussi capable de coloratures enchanteresses aux volutes melliflues. Il est vrai qu'à force de vivre ses héroïnes avec trop d'incandescence, certaines de ses incarnations ne furent pas toujours exemptes de vociférations et de gestuelles à la limite du supportable. Il en allait trop souvent de même de vocalises rauques et forcées, censées mettre en valeur cette voix d'exception, mais si pernicieuses pour le contraltino rossinien. Aujourd'hui, Cecilia Bartoli prouve le contraire, par l'éclat étincelant d'une voix maîtrisée dans la plénitude de ses moyens, savamment travaillée, aux vocalises et aux colorations impeccables. Enfin, elle alterner sans difficultés violence contenue et tendresse immense.

La grande Bartoli est en mutation. À l'écoute du disque enregistré au début de cette métamorphose, on mesure tout le travail réalisé. Ainsi renoue-t-elle avec les choix artistiques de ses débuts. En revoyant le film Cecilia Bartoli, a portrait [lire notre critique du DVD], on se rappelle combien « l'émotion finissait par l'emporter sur la simple virtuosité ». Les prémisses données en cette soirée inoubliable laissent encore augurer de fort beaux moments de félicité

MS