Chroniques

par bertrand bolognesi

Cecilia Bartoli händélienne
Giovanni Antonini dirige Il Giardino Armonico

Le triomphe de Händel / Galerie des Glaces, Château de Versailles
- 13 juin 2012
le mezzo-soprano italien Cecilia Bartoli chante Händel (photo Uli Weber)
© uli weber | decca

Après la remarquable Alcina d’hier [lire notre chronique de la veille], deuxième des cinq opéras qui seront joués lors du Triomphe de Händel, le festival printanier du Château de Versailles, s’ouvre aujourd’hui une série de quatre récitals. Après les représentations de Giulio Cesare in Egitto au Salzburger Pfingstfestspiele, le mois dernier, et avant la reprise qu’en goûtera le public de l’édition estival du prestigieux événement autrichien, le chef italien Giovanni Antonini et son Giardino Armonico sont ici les précieux complices d’une soirée entièrement dédiée, comme l’indique son titre, aux Héroïnes Händéliennes par le mezzo-soprano Cecilia Bartoli (qui, dans deux semaines, chantera un programme Sacrificium, le règne des castrats à l’Opéra Royal).

Cette année, Cecilia Bartoli a consacré à Cléopâtre le festival de Pentecôte de Salzbourg, dont elle assume la direction artistique (double surprise qui rompt avec la tradition : le nouveau directeur est une femme et n’est pas chef d’orchestre). C’était l’occasion, bien sûr, de jouer Giulio Cesare, mais encore l’un des derniers opus lyriques de Massenet (en version de concert), l’Antoine et Cléopâtre de Rubinstein et bien d’autres musiques encore, comme d’y chanter un menu Händel que nous découvrons ce soir dans un cadre de rêve, puisqu’il est donné à la Galerie des Glaces. Six pages instrumentales viendront ponctuer une dizaine d’arie virtuoses.

Dès l’Ouverture de Rinaldo s’impose une acoustique surprenante, portant la sonorité vers une rondeur flatteuse sans la surcharger pour autant d’une réverbération excessive. Vraisemblablement, les actions conjuguées des glaces côté jardin, des fenêtres en cour et des lustres du plafond favorisent un rendu tout à la fois clair, équilibré et avantageusement fondu. La lecture de Giovanni Antonini arbore une élégance lumineuse plutôt qu’une effervescence trop fiévreuse, où se dessinent nettement les traits de flûte et de hautbois comme le relief de la contrebasse, très présente.

Taffetas safran-verveine « mandariné » sous épaules nues, Cecilia Bartoli surgit dans les ors versaillais magnifiés par le reflet des demi-teintes rosées du couchant. Après une orageuse introduction, elle livre Furie terribili extrait du même ouvrage, et emporte la colère d’Armide dans une vocalité en dentelle résolument maîtrisée. Prenant appui sur la tendresse exquisément douloureuse des parties de basson et de hautbois pour un récitatif sur le fil, elle infléchit ensuite Ah, crudel, il pianto mio dans une rage incisive qui alterne adroitement avec des « pietà » de velours. Elle développe dans le da capo un étonnant nuancier expressif. Une facétieuse légèreté gouverne ensuite son interprétation pétillante de Scherza in mar la navicella (Lotario).

Retour à ce Giulio Cesare encore tout frais, avec l’Ouverture donnée dans une grande ferveur dynamique, pour ainsi, puis Che sento ?, récitatif avec lequel Cecilia Bartoli vient chercher l’auditeur pour l’envelopper plus sûrement dans le lamento en prière, Se pietà di me non senti, où par-delà l’incarnation elle pousse la précision vocale jusqu’à une instrumentation prodigieuse, dans des pianissimi délectables. Après l’Ouverture de l’oratorio profane Il trionfo del Tempo e del Disinganno (Le triomphe du Temps et de la Vérité, 1707), partition « romaine » où brille le violon quasi concertant de Stefano Barneschi sur les fermes délicatesses de Rosario Conte au luth, la voix se lance dans le célèbre Lascia la spina – immanquablement identifié par l’oreille lyricophile au Lascia ch’io pianga de Rinaldo – qu’elle sert d’une souplesse sans pareille, sensible dans le couplet médian soutenu par le luth, mais encore dans l’épilogue mezza voce aux délices sépulcrales. Pour conclure la première partie de ce florilège, elle précipite l’écoute dans le théâtre avec Teseo et le récitatif Ah, che sol per Teseo arde quest’alma, un théâtre de musique avec l’air M’adora l’idol mio qu’orne le hautbois (en écho, voire en duel amoureux) de Pier Luigi Fabretti.

L’entracte surprend : voilà près d’une heure dix de passée ! Et Cecilia Bartoli d’entamer une seconde partie avec un passage de la cantate Apollo e Dafne avec laquelle Händel marqua sa prise de poste au service du Prince Électeur de Hanovre en 1710, promu quatre ans plus tard souverain d’Angleterre. Felicissima quest’alma s’infléchit en gracieuse articulation, rehaussée par le solo de flûte d’Antonini lui-même, laissant la chanteuse révéler dans la partie centrale un grave particulièrement musclé. Contraste absolu, entre le caractère pastoral et l’aria di furia, avec Pugneran con noi le stelle puisé dans Rinaldo ! La réalisation pose la question (d’ailleurs évoquée plus haut) de l’instrumentalisation de la voix : ici, la maîtrise est telle qu’elle conduit presque à l’abstraction ; pourtant, une telle perfection s’incarne dans une disposition psychologique rare, dûment cultivée ainsi, où la vocalité inscrit sa superbe.

Pourquoi l’incursion d’une Ouverture en sol mineur du Florentin Francesco Veracini ? Parce que ce compositeur pimenta plus d’une fois de son violon certaines représentations londoniennes du temps du Saxon, et qu’il écrivit lui aussi pour l’illustre Senesino, Giulio de Händel (entre autres partitions à lui avoir été tout spécialement adressées). Nous entendons cette page d’une exemplaire tonicité dans une ciselure magnifiquement tragique qui dépasse les aléas « galants » de sa facture.

Alcina, à nouveau, avec Ah, mio cor, schernito sei qui scelle le désarroi de la reine-magicienne. Cecilia Bartoli concentre son art en une densité émotive rare à laquelle répond une conception plus « vibrée » de l’orchestre, contrairement à la version d’hier, plus « française ». Le sommet est atteint, assurément, le public suspendu au moindre souffle de la tragédienne – il s’agit bien de cela, oui. Loin de conclure comme annoncé ce moment privilégié avec Desterò dall’empia Dite (Amadigi), au da capo proprement hystérique (« génialement hystérique », faudrait-il écrire peut-être), le mezzo-soprano offre encore avec une simple et grande générosité souriante quelques trois bis. Quelle soirée !

BB