Chroniques

par bertrand bolognesi

Celan
théâtre musical en sept esquisse de Peter Ruzicka

Opernhaus, Cologne
- 17 avril 2004
évocation du destin de Paul Cela par l'opéra éponyme de Peter Ruzicka
© klaus lefebvre

25 mars 2001 : création de Celan, opéra commandé à Peter Ruzicka, à la Semperoper de Dresde. Le compositeur a souhaité évoquer le poète qu’il rencontra à Paris, quelques semaines avant son suicide, dans un ouvrage lyrique d’envergure, après plusieurs pages de moindre format inspirées par son œuvre.

Pour mémoire, Paul Celan est le pseudonyme – consistant en l’inversion des syllabes – de Paul Antschel, né en novembre 1920 à Czernowitz, alors métropole austro-hongroise et capitale cosmopolite de la Bucovine où l’on parle roumain, allemand, yiddish, russe et ukrainien. La province devient roumaine après la paix de 1918, mais la langue maternelle de Celan est l’allemand. S’il commence des études de médecine en 1938, la tourmente de ces années-là puis la guerre viennent contrecarrer ses projets. La province est d’abord administrée par les russes, puis l’armée allemande l’envahit en 1941 et organise un ghetto juif à Czernowitz, après s’être adonnée à un véritable massacre. Réquisitionné par le service de travail obligatoire, le jeune homme passe ses journées dans un camp moldave, tandis que ses parents sont déportés en camp de concentration. Celan apprend leur mort lors d’une permission.

C’est dans ces circonstances que Celan commence à écrire.
En 1945, l’Armée Rouge libère la ville. Il s’enfuit à Bucarest où il s’installe pour quelques années, travaillant comme traducteur. Il approfondit son art, détourne les langues jusqu’à trouver la sienne (différence entre la langue que parlent ses poèmes et celle utilisée par tout un chacun, même si c’est toujours l’allemand, mâtiné de russe, de français et de yiddish). Les poèmes composés seront publiés plus tard, contrairement aux précédents. Il fuit une nouvelle fois, gagne la Hongrie puis Vienne, avant de s’installer à Paris en 1951. S’il est naturalisé français, il continue d’écrire en allemand. Il publie sept recueils, de façon régulière : Mohn und Gedächtnis (Pavot et mémoire), Von Schwelle zu Schwelle (De seuil en seuil), Sprachgitter (Grille de parole), Die Niemandsrose (La rose de personne), Atemwende (Renverse du souffle), Fadensonnen (Soleil de fils) et Lichtzwang (Contrainte de lumière). De nombreux poèmes paraîtront après sa disparition.

Traumatisé par l’Histoire, inquiet de l’avenir du pays natal qu’il s’accuse d’avoir quitté, renouant, alors qu’il est désormais marié, des liens amoureux avec la poétesse Ingeborg Bachmann jadis rencontrée à Vienne, sali par les diffamations de l’affaire Goll et s’exprimant lui-même dans la langue des bourreaux de sa mère, Paul Celan souffre d’un perpétuel sentiment de culpabilité, un sentiment qu’il cultive avec une tendance à considérer par extension que tout autre est lui aussi coupable. Vie difficile, dominée souvent par un délire de persécution qui le mène à tenter d’assassiner Christine, son épouse… On retrouve la dépouille de Celan dans la Seine en avril 1970, tout portant à croire qu’il s’est jeté du pont Mirabeau. Son œuvre, à la fois marquée et déterminée par le mal qui l’a rongé et par l’expérience du mal nazi, a fasciné et continue de fasciner poètes, critiques, philosophes et musiciens. Citons, entre autres, les essais de Jean Bollack, Martine Broda, Jacques Derrida ou Peter Szondi, mais aussi quelques partitions de Luigi Nono et Harrison Birtwistle.

Le metteur en scène Peter Mussbach conçut le livret de l’opéra de Ruzicka dont Claus Guth signait la première réalisation à Dresde. L’ouvrage n’entend pas raconter la vie de Celan : quelques moments dessinent le destin tragique du poète, évoquent des atmosphères, des obsessions, etc. Il se structure en sept séquences qui tentent d’atteindre Celan, de le percevoir de l’intérieur, sans se soucier de respecter la chronologie. Il est regrettable que cette pièce exclue une grande partie du public : il faut nécessairement connaître – et plutôt bien connaître, même ! – la vie et l’œuvre de Celan pour la comprendre. S’ensuit un malentendu : celui qui sait prend-il plaisir à ce qu’on l’aide à reconnaître ce qu’il sait ? Se pourrait-il que celui qui ne connaît pas puisse trouver là un appui à une quête plus approfondie ? Il semble bien plutôt que seul celui qui en sait juste un peu y trouve son compte : il est flatté sans encombrement, ses propres applaudissements le consacrant connaisseur. Cela porte un mot d’ailleurs assez vilain qui ne fait pas honneur aux maîtres d’œuvres...

La nouvelle production de l’Opéra de Cologne est signée Günther Krämer dont le travail fut salué par la presse française à l’occasion d’Ariadne auf Naxos à Lyon, il y a deux ans. Sa proposition réduit tout au strict minimum, dans une hostilité permanente du monde extérieur, de ce qui n’est pas Celan, pourrait-on dire. Les personnages évoluent sur une scène nue et infinie, à peine ponctuée par trois rampes verticales où défilent des textes allemands : extraits de poèmes, phrases de journaux, etc. La force du spectacle – ce n’est certainement pas le bon mot, indécent – vient avant tout d’une direction d’acteurs exigeante et précise qui fait surgir des moments phares dans l’inertie apparente (cette immobilité effrayante n’est-elle pas celle des tourments qui conduisent Celan de la perte de sa mère à celle de sa vie, engendrant au passage une dizaine de recueils ?) : l’érotisme de la blondeur, le terrifiant déluge de rires, les jeux sexuels sans plaisir, l’incompréhension de Christine (Gisèle Lestrange, son épouse, victime de deux tentatives d'homicide), etc. Krämer écarte également l’évocation explicite des camps de la mort. En revanche, que faire du long chœur interminable (Jerusalem...) des séquences 5 et 6 ? Voilées par un tulle, éclairées en contre-jour, les silhouettes des choristes constituent un bloc immatériel et impuissant à l’arrière-plan d’un bord de scène, pont Mirabeau où Celan attend, les pieds dans le vide.

La partition de Ruzicka impose sa lourde inertie, elle aussi, opposant des martèlements à de longs accords de cordes, la mélopée déchirante du violoncelle solo au chant du plateau, toujours puissant, large et très sonore. L’écriture repose sur ces quelques procédés, qui s’agencent de manière toujours renouvelée, comme par une extension du concept de variation, et un continuel pathos qui s’achève dans un calme accord mahlérien. Le compositeur dirige lui-même le Chor der Oper Köln, copieusement sollicité par l’œuvre, et l’excellent Gürzenich Orchester. Parmi une vaste distribution, on apprécie particulièrement les prestations de Banu Böke, Tómas Tómasson et Thomas Mohr.

BB