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Chroniques
Centenaire Pierre Boulez – concert d’ouverture
Sonatine (1946), Messagesquisse (1977), Mémoriale (1985), Répons (1985)
C’était un mercredi de janvier. Le 6. La méchante nouvelle de la disparition de Pierre Boulez tombait en fin de matinée. Dans la nuit du mardi 5, à Baden Baden où il résidait depuis plusieurs décennies, l’artiste s’était éteint, à quelques semaines de son quatre-vingt-onzième anniversaire. Il était né à Montbrison, le jeudi 26 mars 1925, se trouvant ainsi l’aîné d’un autre grand de la musique, Luciano Berio. Tout au long de cette année tout juste commencée sera célébré le centenaire du musicien, à travers de nombreux concerts et spectacles, mais aussi des colloques, tables rondes, conférences. 2025 année Boulez rend hommage au compositeur en jouant sa musique, ainsi qu’au chef d’orchestre en se penchant sur des œuvres qu’il a lui-même souvent interprétées, ainsi qu’au pédagogue – via les activités des deux CNSMD français (Lyon et Paris) – et à celui qui durant tout son parcours s’est ardemment engagé à créer les cadres pérennes dans lesquels servir toujours et toujours mieux la musique de son temps, comprendre celle de l’avenir : tous créés par Boulez, l’Académie du Festival de Lucerne, l’Ircam et l’Ensemble intercontemporain (EIC) ont commandé près d’une vingtaine d’œuvres nouvelles pour cette fête que certaines de leurs créations prolongeront jusqu’en 2027, grâce à la Fondation Boulez par laquelle ce dernier a dédié, avant son départ, de quoi financer de telles opérations. De fait, nous découvrirons ce soir Nothing ever truly ends de Charlotte Bray, en première mondiale. 2025 année Boulez, lancé cet après-midi par une conférence de presse de Rachida Dati, ministre de la Culture, et de Laurent Bayle, commissaire général de l’événement qui est sa belle initiative accueillie par la Philharmonie de Paris, c’est bien d’autres choses encore, que peu à peu vous révèlerons nos prochaines chroniques.
Le parcours de cette première soirée nous mène de 1985 à 1985, pour ainsi dire, faisant aussi deux haltes, l’une vers les premiers temps – 1947, lorsqu’à Bruxelles était créée la Sonatine de 1946 – et l’autre au demi-siècle boulézien – le public découvrait à La Rochelle Messagesquisse au printemps 1977. Avant sa version définitive de 1993, ...explosante-fixe... connut plusieurs états intermédiaires, comme ce fut quasiment toujours le cas avec la musique de Boulez qui sans cesse remettait son œuvre sur le métier – il a lui-même volontiers utilisé le terme work in progress pour présenter sa démarche. Le matériau couché sur la page en 1972 rendait hommage à Stravinsky, sa visitation nouvelle par son auteur donna naissance à Rituel in memoriam Bruno Maderna (1975) et prit ensuite le chemin de Mémoriale pour flûte et huit instruments, hommage au flûtiste canadien Larry Beauregard, soliste de l’alors tout jeune EIC, « qui avait participé aux recherches effectuées à l’Ircam dans le but de réaliser un instrument susceptible de s’adapter aux transformations acoustiques et aux répartitions spatiales immédiates de ses sonorités par le biais d’un traitement informatique », rappelle Robert Piencikowski (brochure de salle). Si Sophie Cherrier en fut la créatrice à Nanterre, le 29 novembre 1985 sous la battue du maître, c’est sa consœur Emmanuelle Ophèle qui livre aujourd’hui une lecture fort lumineuse, généreusement articulée, avec la complicité de Pierre Bleuse au pupitre.
Un bref changement de plateau permet d’enchaîner bientôt Messagesquisse pour violoncelle solo et six violoncelles, confié à l’archet de Jean-Guihen Queyras qui longtemps fut soliste de l’Ensemble intercontemporain, page conçue à partir des six lettres du nom de Paul Sacher, chef d’orchestre et mécène suisse, dont la fondation conserve les archives de son ami Pierre Boulez, entre autres trésors de l’histoire récente de la musique. Commandée par Mstislav Rostropovitch pour les soixante-dix ans de Sacher, l’œuvre ne fut pas révélée par le célèbre musicien soviétique mais par Pierre Penassou, membre du Quatuor Parrenin qui avait créé, à Darmstadt durant l’été 1962, les sections IIIa, IIIb et IIIc du Livre pour quatuor (1949, révisé en 2012). Éric-Maria Couturier et Renaud Déjardin, les violoncellistes actuels de l’EIC, sont rejoints par les jeunes Cyprien Lengagne, Yi Zhou, Imane Mahroug et Angèle Decreux.
Après une incursion dans la préhistoire contemporaine, avec En blanc et en noir de Debussy, écrit près de dix ans avant la naissance de Boulez, ici donné par Hideki Nagano et Pierre-Laurent Aimard, lui aussi ancien soliste de l’EIC, dans une inflexion relativement sèche qui en souligne l’audace, nous retrouvons la Sonatine pour flûte et piano, opus d’un tout jeune homme que, d’une tension souple, servent magistralement Sophie Cherrier et Aimard. Cette vaste première partie de soirée est achevée par la création d’une commande de l’EIC avec le soutien de la Fondation Boulez, à la compositrice britannique Charlotte Bray (née en 1982), dont le titre, Nothing ever truly ends, s’inspire du livre publié par le romancier irlandais Colum McCann avec la collaboration de Diane Foley, mère du journaliste étatsunien James Foley enlevé par Daech en novembre 2012, en Syrie où il serait décapité à l’été 2014 (American mother, Harper Collins, 2023 ; version française par Clément Baude, American mother, Belfond, 2024). « Avec la récurrence d’une courte séquence notée Ritualistic où le temps se suspend, la pièce […] prend des allures de cérémonial. [La compositrice] fait appel aux instruments du rituel comme le bol chantant et les cloches à main. S’y ajoute la permanence d’une trame légère, faite de deux notes tenues, qui va voyager dans les différents registres instrumentaux », informe Michèle Tosi (même source). Une dense gravité caractérise ces dix minutes, qui de l’écriture des timbres n’exclut pas un raffinement certain.
Après avoir pu l’apprécier une première fois aux RIMC de Metz en 1984, dans sa version définitive (la troisième), puis à plusieurs reprises à la Cité de la musique, qui semble avoir été conçue pour une exécution optimale, enfin lors de l’édition 2006 du Printemps des arts de Monte-Carlo, les retrouvailles avec Répons, second chef-d’œuvre de Boulez, après Pli selon Pli, est donné à la Philharmonie qui, malgré tout l’art déployé par les officiants, ne semble pas constituer l’écrin idéal – cette inégalité du rendu, selon qu’on est installé au parterre ou au balcon, plus au centre ou sur le côté, etc., s’avère plus problématique encore avec Répons qui encercle l’auditoire. Il n’empêche, passé le paradoxe d’une précision sourde ou d’une clarté imprécise, Répons continue de surprendre et de fasciner ! Pierre Bleuse s’en saisit avec un appétit généreux, avec la complicité très engagée des pianistes Hideki Nagano et Dimitri Vassilakis, de la harpiste Valeria Kafelnikov, des percussionnistes Gilles Durot, Samuel Favre et Aurélien Gignoux (ce dernier au cymbalum), Augustin Muller signant la réalisation électronique et Jérémie Henrot la diffusion sonore (Ircam). Un grand moment !
BB