Chroniques

par bertrand bolognesi

Chœur et Orchestre Philharmonique de Radio France
Lutosławski, Penderecki et Szymanowski par Krzysztof Urbański

Katharina Magiera, Adam Plachetka et Simona Šaturová
Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 15 octobre 2021
Krzysztof Urbański au pupitre de l'Orchestre Philharmonique de Radio France
© laura jachymiak

Après le programme donné par l’Orchestre national de France hier [lire notre chronique de la veille], le menu proposé aujourd’hui par l’Orchestre Philharmonique de Radio France, la seconde de nos phalanges radio-symphoniques, pousse un peu plus à l’Est. À deux jours de son anniversaire, Krzysztof Urbański vient diriger la formation, à laquelle est associée le Chœur de Radio France, pour un triptyque polonais qui se concentre sur le XXe siècle.

L’une des particularité de cette soirée est d’interroger une certaine modernité, commençant par ce qui est plus proche de nous pour peu à peu remonter le temps. Ainsi est-elle ouverte par le bref Tren ofiarom Hiroszimy écrit pour cinquante-deux cordes entre 1959 et 1961 par l’alors jeune Krzysztof Penderecki – vingt-huit ans lorsque cette pièce est créée à Varsovie, le 22 septembre 1961, quelques mois après celle, fort remarquée, de son Anaklasis à Donaueschingen (16 octobre 1960), opus dont le nom a inspiré le titre de notre média lors de son arrivée sur la toile en mars 2003. À son achèvement, ce Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (tel qu’on le connaît en langue française) s’appelait 8’37 en écho au 4’33 de John Cage (1952). Ce n’est qu’après coup que le compositeur décida de quitter l’abstraction pure en la dédiant aux morts japonais. Au début des années soixante, sa musique s’inscrivait dans l’avant-garde et il n’hésita pas à expérimenter de diverses manières le son, ce qui soudain cesserait de l’intéresser dès 1980 où sa facture revint à la tonalité. Ici, les innombrables glissandi et cluster témoignent assurément d’une datation contemporaine, contrairement à l’ère qui commence à partir du Polskie Requiem, plusieurs fois révisé. À circonscrire son geste dans le surgissement de chaque événement nouveau dans la trame, Urbański – au pupitre à Montpellier dix ans plus tôt [lire notre chronique du 11 février 2011] – concentre sa lecture dans l’évocation dramatique, souvent ulcérée, au prix, parfois, de la précision quand les attaques nécessitent plus de subtilité.

De deux décennies l’aîné de Penderecki, Witold Lutosławski sera considéré comme le grand compositeur polonais de son temps, celui du second XXe siècle, ce qui n’est pas encore le cas lorsqu’est créé son Koncert na orkiestre, le 26 novembre 1954, dans le cadre du Warszawska Jesień (Automne de Varsovie), festival de création inauguré cette année-là, à la faveur du dégel relatif à l’avènement au pouvoir de Władysław Gomułka, patron de la PRL* de 1956 à 1970. Conçue en trois mouvements dont s’enchaînent les deux derniers, cette page puise dans une inspiration folkloriste que traversent le souvenir et la manière de Bartók, alors bien dans les mémoires – il s’était éteint onze ans plus tôt. Sur l’inquiétante scansion de la tombale, les violoncelles de l’Intrada (Allegro maestoso) déploient une puissance tendue qui contamine rapidement toutes les cordes. Dans la tonicité drue, le chef dessine rigoureusement les envolées mélodiques qui se détachent du magma accumulé. Après l’épisode pastoral, étrange et fascinant, qui conclut ce début, virevoltes des bois en quasi-surplace sur un battement obstiné du célesta, la diaphanéité véloce de Capriccio notturno e Arioso (Vivace) impose sa tendresse incisive, relevée d’une saveur délicate par Hélène Collerette (violon solo). La seconde partie du chapitre médian invite une âpreté mafflue dont l’expressivité est ce soir à son comble. Un motif répété par les contrebasses en pizz’, que prolonge une note de la harpe, installe la Passacaglia, première des trois phases du dernier mouvement, Andante con moto – Allegro giusto. On admire la souplesse avec laquelle musiciens et chef [lire notre chronique du CD] élèvent le chant au fil d’un grand geste presque épique, sinon conquérant, à l’issus duquel est développée une vaste Toccata dont les interprètes font goûter le contraste singulier. Corale en éclaire enfin l’épuisement, dans une douceur inouïe, menant à un impressionnant dépliage, assez spectaculaire.

L’étape fondatrice de cette modernité polonaise mise à l’honneur par le Philhar’ remonte au 11 janvier 1929, soit à la création, à Varsovie, du Stabat Mater de Karol Szymanowski, achevé en 1926 – Lutosławski a seize ans et rencontrerait le maître en 1934, et Penderecki n’est pas encore né. Les influences de Richard Strauss ne sont plus d’actualité pour Szymanowski qui désormais mêle adroitement sa passion d’ethnomusicologue de Zakopane à son amour pour la musique de Debussy, à travers six sections prenant appui sur la traduction en langue polonaise, due au poète Czesław Jankowski (1857-1929), du Stabat Mater dolorosa traditionnellement attribué à l’Ombrien Jacopone da Todi (ca. 1229-1306), frère mineur de l’ordre franciscain.

Le raffinement irrésistible de l’œuvre fait l’objet d’un soin jaloux par Krzysztof Urbański qui en cisèle somptueusement les grâces. Outre chaque trait instrumental, toujours dans la nuance adéquate, il révèle une écriture vocale infiniment sensible. Ainsi Simona Šaturová, soprano, dépose-t-elle sur un fil ténu le premier verset, Stała Matka bolejąca. À l’austérité générale de l’œuvre répond une inflexion paradoxalement sensuelle, celle de cette naïveté religieuse admirée par Szymanowski dont fait part François-Xavier Szymczak dans la brochure de salle. La savante moire timbrique de l’orchestration rehausse la relative simplicité de l’intervention des voix féminines du Chœur de Radio France. Le baryton Adam Plachetka profite de la marche souple du deuxième, I któż widział tak cierpiącą, magnifiée par les forces chorales au complet. Avec le troisième mouvement, O Matko Źródło Wszechmiłości, nous découvrons l’organe rond et large de Katharina Magiera, caresse recueillie fort émouvante. L’équilibre ménagé par le chef et la couleur réalisée par le compositeur édifient paisiblement l’écoute. Par un a cappella surprenant, l’épisode suivant absorbe plus profondément encore l’auditoire. L’aigu de Simona Šaturová s’y dépose, comme tombé des cieux. Un climat tragique ouvre le suivant, où le baryton rivalise avec contrebasses et cuivres dans un même froncement cérémonieux de sourcil, tandis que sont alternées des opalescences chorales indicibles. Au triomphe massif des voix succède l’ultime strophe, Chrystus niech mi będzie grodem, saisissante litanie de la clarinette et de la voix qui gagne peu à peu tous les pupitres, dans une sérénité confondante.

Et le public de quitter sans empressement l’Auditorium où leur fut délivré si grands moments…

BB

* Polska Rzeczpospolita Ludowa : République populaire de Pologne,
nom du pays entre 1952 et 1989, durant l’ère communiste