Chroniques

par françois cavaillès

Chants populaires et bel canto – Une procession à Venise
Vincent Dumestre dirige Le Poème Harmonique

Festival de l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache
- 27 juin 2021
Le poème Harmonique, en concert à l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache
© robert lefèvre

Nourri par un tout nouveau programme du Poème Harmonique, le second concert vénitien de ce dimanche en Thiérache [lire notre chronique du premier] met à l’honneur des œuvres plus connues, dont certaines pages fameuses de Vivaldi, sous la forme d’une procession censée emmener le public sur les traces de hardis fêtards de la musique ancienne, déconfinés au son des laudi historiques. Impossible, hélas, à réaliser en ce début d’été encore marqué par l’état d’urgence sanitaire, explique au public Vincent Dumestre, fondateur voilà plus de vingt ans de la formation rouennaise, mais les musiciens signent tout de même une entrée originale de l’autre côté de la nef, en prenant à revers les spectateurs.

Parmi l’apparent défilé de baladins, la voix d’un incantateur est reprise par un petit chœur. Le psaume Nisi Dominus trouve une force poétique émouvante dans le joyeux plain-chant, puis, à grands renforts d’instruments orientaux est rappelée la vigueur des échanges intercontinentaux vénitiens de la fin de la Renaissance. Le propos se fait ensuite enchanteur, dans le ton amoureux et juvénile de Giesù diletto sposo de Francisco Soto de Langa (1534-1619) – une jeune mariée épanche sa ferveur pour son bien-aimé. Il s’agit d’un long et fascinant échange entre deux cantatrices disposées latéralement, de part et d’autre de la nef, rivalisant d’expressivité. Le lyrisme en est subtil, tout de suite bien saisi par le soprano Marie Théoleyre, puis enrichi de la superbe profondeur d’émission du mezzo Giuseppina Bridelli [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea, La traviata, Orfeo à Nancy, Saint-Denis et Martina Franca, enfin de L’incoronazione di Dario] jusqu’au splendide déchirement renchéri par les violons dans un ample écho surnaturel. En cette ardente confession, les voix paraissent se superposer pour conclure de la plus tendre façon, au terme d’un touchant exercice d’introspection féminine.

Morne ambiance d’orage imminent, des cordes la gravité lancinante et l’émotion douce affleurent avant l’aspiration vivifiante : c’est un petit miracle que l’art symphonique de Pietro Antonio Locatelli (1695-1764) dont voici le Lamento de la Sinfonia funebre en mi mineur. Un mouvement à la fois gracieux et pesant, suivi d’effets de rupture et de relances, traverse cette pièce instrumentale bien chaloupée, nettement menée par Vincent Dumestre. La justesse de l’attaque suivante convie, pour les savants contrastes d’une aria da capo rempli de bravoure, un mezzo aux vocalises musclées. Dans le motet Invicti bellate RV.628 (1713-1717), le génial Vivaldi trouve une interprète remarquable en Giuseppina Bridelli, également excellente dans le recitativo. Le tranquille Larghetto s’écoule comme une aimable éclaircie en laissant au chant l’impulsion habile, par une ligne exemplaire. L’Alleluia bien orné marque une magistrale ascension finale.

Un laudi retentit alors au dos du public, comme une idée de derrière la tête en forme de cantique âpre et vigoureux. Des hommes poussent un chant anonyme de piété (O Dolcezza). Et l’aigu de Marie Théoleyre se déploie dans la complainte éthérée, chancelante ou vibrant d’amour de Jésus, à travers cette page évocatrice, par sa mélodie, des premiers opéras français. Enfin, il ne reste que Vivaldi pour conclure un voyage dans la grandeur multiculturelle de Venise que souligne à merveille le Poème Harmonique – encore aujourd’hui les chefs-d’œuvre du Prete rosso sonnent jusqu’en l’Orient du début du XXIe siècle, ainsi pour ouvrir l’anthologie de fusion euro-asiatique Köprüler (du label turc Ada) ou dans les derniers films du maître japonais Akira Kurosawa.

En route donc, encore plus loin avec Vivaldi et sa Sinfonia al santo sepolcro en si mineur RV.169 au climat de nuages bas, d’un majestueux gris foncé, au semblant lent et lourd (Adagio molto) jusqu’à l’arrêt étourdi. Une brise, sensuelle, achevée comme un songe (Allegro mà poco), laisse sur le bord de la route, désorienté... et ravi. Finalement, pour la pièce de résistance, survient l’éveil heureux par les imparables violons de Vivaldi, et l’élan donné par le mezzo au Nisi Dominus RV.308 et à ses irrésistibles couleurs. L’évolution du chant, éblouissant, avançant avec quel charme vers le tragique, demande sans doute une énergie considérable dont Giuseppina Bridelli ne manque pas. L’accompagnement orchestral confère au célèbre opus la touche orientale du jour, jusqu’à susciter l’ovation du public. Aussi la tarentelle Venite O voi gentile est-elle offerte en bis par deux fois, de bonne humeur.

FC