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Chroniques
Chopin prend de l’altitude
En cette année bicentenaire Chopin, difficile d’y couper : tous les festivals ou presque doivent rendre leur hommage. Même l’Académie-festival des Arcs, qu’on croyait plus libre des désirs du public, en raison de sa politique de prix (tous les concerts sont gratuits, sauf, exception notable, celui de ce soir), se plie à l’exercice — à sa décharge, c’est pour faire plaisir aux adhérents de l’association du festival, en droit tout à fait légitime d’attendre pareil concert. Mais, comme nous sommes aux Arcs, et que ce festival de musiciens, familial et bon enfant, se déroule toujours dans la convivialité et le partage, ce ne sera pas à proprement parler un récital Chopin. On n’aura certes que du piano et que du Chopin, mais par quatre pianistes différents qui tour à tour présenteront quatre visions personnelles de ce compositeur phare qui, bon an mal an, accompagne toute leur vie d’instrumentiste. De ces prestations, on retiendra surtout celles de l’inspiré Pascal Godart et de la libre Tuija Hakkila (photo].
Le premier commence sa Ballade en sol mineur Op.23 n°1 sur un ton simple et sans chichi, presque enfantin. Son jeu n’est pas sans esprit, mais montre peu, laisse deviner. On est de suite séduit par la respiration à la fois apaisée et animée qu’il insuffle à la rythmique, une respiration qui efface, même dans les contrastes brutaux, même dans la véhémence, toute trace de pathos. Et si sa virtuosité peut sembler occasionnellement par trop brillante, elle témoigne d’une maîtrise technique, d’un équilibre et d’un bon goût certains.
Toutes ces qualités se retrouveront et s’épanouiront avec bonheur dans la Ballade en fa majeur Op.38 n°2, une partition ô combien jouée, rejouée, sur-jouée et saucissonnée, dont l’artiste gère le suspense, par avance éventé, avec une maestria soufflante. Sans négliger outre mesure le parfum facile de romantisme un peu gluant, qui est partie intégrante de notre imaginaire collectif chopinien aujourd’hui, il sait aussi faire preuve de retenue et bousculer les habitudes par de belles nuances et des touchers excessivement contrastés — avec parfois sous les doigts un poids âpre qui peut faire penser à Richter.
Après une Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur Op.6 et une Ballade en la bémol majeur Op.47 n°3 certes appréciables mais complaisantes et sans grande fantaisie, justement, par Hortense Cartier-Bresson, puis un Nocturne en si bémol majeur Op.9 n°1 mélancolique et emprunté, presque mièvre, et un Scherzo en si bémol mineur Op.31 n°2 virtuose mais sans grand brio par Jean-Michel Dayez, on conclut donc le concert sur un Nocturne en ré bémol Op.27 n°2 et une Ballade en fa mineur Op.52 n°3 par Tuija Hakkila. Si l’on est loin de la rigueur et de la retenue de Pascal Godart, le ton est calme et contemplatif, non sans une pointe de sentimentalisme, heureusement dénuée de toute vulgarité. L’agogique, en revanche, est déconcertante au premier abord : on hésite un moment entre rubato agaçant et liberté du discours. Mais si ce tempo fluctuant est problématique quant à l’élaboration et le soutien d’une véritable tension dramatique, il est fascinant à écouter. On est dans une perpétuelle expectative, attentif à ce déroulement méandreux, comme si la musique n’était que pur jaillissement spontané sous les doigts de la pianiste (avec des allures d’improvisation qui effacent les réserves).
JS