Recherche
Chroniques
Christian Gerhaher chante Berlioz
Gustav Mahler Jugendorchester, Daniel Harding
Le temps passe plus vite qu’il nous en semble. Aussi le Gustav Mahler Jugendorchester compte-t-il trente printemps qu’il fêtera tout au long de l'année à travers deux tournées européennes. Placée sous la direction d’Ingo Metzmacher, la formation inventée par Claudio Abbado alternera cet été un programme Clyne, Bartók, Dvořák, Gershwin, Ravel et Schönberg avec la Turangalîla Symphonie de Messiaen (du 24 août au 11 septembre : Bolzano, Salzbourg, Amsterdam, Hambourg, Berlin, Dresde, Milan, Turin, Pordenone, Vérone, Bonn et Prague). Dans ces premiers beaux jours, aux concerts de sa résidence à la Fundação Calouste Gulbenkian, que dirigeait le jeune Lorenzo Viotti, elle enchaîne une promenade via Lisbonne, Madrid, Luxembourg, Paris, Barcelone, Saragosse, Ferrare, Vienne et Francfort (du 17 mars au 2 avril), en deux menus menés par Daniel Harding en compagnie de Christian Gerhaher. Les Altenberg Lieder de Berg, deux airs d’Alfonso und Estrella de Schubert et la Symphonie en si bémol majeur n°5 de Bruckner constituent le premier, tandis que le second, ici joué, navigue de même entre modernité et romantisme, avec Schumann, Berlioz et Schönberg.
Fünf Orchesterstücke Op.16 d’Arnold Schönberg ouvre la soirée, propulsant de plus d’un siècle le Gustav Mahler Jugendorchester, entre cette Huitième de Bruckner qu’il interprétait à Dresde deux étés plus tôt [lire notre chronique du 24 août 2015] et le court cycle créé à Londres en 1912. Harding sort une nouvelle fois des sentiers battus, à l’instar de son mentor à Lucerne. Des jeunes musiciens, il obtient beaucoup, dès le vigoureux et sombre Vorgefühle, malgré quelques soucis d’équilibre (on perd les traits de flûtes, par exemple). On apprécie grandement le violoncelle d’Oliver Erlich dans Vergangenes. Les alliages timbriques sont efficaces, quoique demeurant dans une lecture générale relativement sèche. Sommermorgen an einem See… après l’énigmatique ostinato conclusif de la deuxième pièce, où l’on perçoit de nombreux détails fort précisément rendus, la troisième, Farben, impose un secret flûté dans une nuance délicate, un rien gâchée par nos inévitables tousseurs parisiens. Aux contrastes musclés de Peripetie, où les cuivres peinent un peu, succède l’étonnant lyrisme de Das obligate Rezitativ, servi par une expressivité généreuse.
En 1840 et 1841, Hector Berlioz s’est saisi des poèmes de Théophile Gautier en un cycle pour voix et piano, dédié à la compositrice Louise Bertin, fort critiquée en son temps, dont il admirait l‘inventivité harmonique. Les six mélodies seront orchestrées quinze ans plus tard. La scène de l’avenue Montaigne se désertifie sensiblement pour ces Les nuits d’été Op.7 à l’effectif plus ténu. À l’élégance indicible de l’accompagnement répond un baryton plus clair qu’on le connaît, ciselant la Villanelle d’un impact aérien. Le tempo est fort leste, sans ritenuto superfétatoire, et le français de Christian Gerhaher fait rougir nos compatriotes. Daniel Harding ménage une lueur subtilement exsangue au Spectre de la rose, sans sacrifier la fluidité de l’interprétation, mue par des cordes tendres. Chanteur et musiciens demeurent résolument concentrés dans le poème, dans le sujet, sans considérer pour la tradition mondaine qui trop souvent encore entrave d’une distance auto-satisfaite ces pages intérieures. On ne saurait résister au miroitement fébrile du « léger parfum est mon âme », pas plus qu’à l’extinction ultime, disparition de la visite dans le baiser scriptural. La désolation absolue des premiers pas de Sur les lagunes bouleverse. Après la litanie, le cri, « Ah ! sans amour, s’en aller sur la mer ! », tragique. Gerhaher ne s’y trompe pas : c’est le Berlioz de l’opéra, assurément. Au pupitre, Harding peint les souffrances et l’errance, n’ayant cure d’aucun petits conforts. Après l’âpre Absence, touché par la lumière uniquement dans l’appel préalable, et dont « ma bien-aimée » s’érige en morbide caresse, la voix se fait toute tendresse face à « la blanche tombe » où l’orchestre dévoile des trésors de douceur nue. Dans l’ombre d’un élan lyrique s’échappe « Sur les ailes de la musique… », mais du Cimetière l’on ne se soustrait point si facilement. Aux antipodes de la gaudriole d’antichambre convoquée par Ludovic Tézier il y a quelques semaines [lire notre chronique du 15 janvier 2017], la présente version s’inscrit dans les tumultes du plus inquiet romantisme, avec cette barcarolle d’une sensibilité à fleur de peau (L’île inconnue), en pays de deuil et de revenants.
Dans la même décennie, Robert Schumann conçoit la Symphonie en ut majeur Op.61 n°2 (1845-46). L’on y retrouve la belle affinité du chef britannique avec le compositeur, tant appréciée cette saison lors des concerts de l’Orchestre de Paris [lire nos chroniques du 18 septembre et du 21 décembre 2016]. Il ouvre le Sostenuto assai dans une nuance moins piano qu’il la risquerait sans doute avec d’autres instrumentistes, soucieux de ne pas fragiliser trombones et cors, entre autres. La franche électricité qu’il influe à l’Allegro compense amplement ce prudent prélude. Attendons un peu que s’efface la rompure du fracas final, et respirons… Ravi dans sa facture génialement biscornue, le Scherzo ravage sa tonicité hystérique dans des oppositions dynamiques insensées, tentant de s’assagir en des moelleux trop brefs pour être vrais, jusqu’à une conclusion impérative en diable. S’il est certain que Schumann s’est souvenu de Beethoven dans ce deuxième mouvement, il ne l’est pas moins que bien des pages mahlériennes héritèrent de l’Adagio espressivo. Là encore, Harding garde une saine prudence qui, si elle ne magnifie pas le Lied automnal, jamais n’en malmène les délices – les bois du Gustav Mahler Jugendorchester font merveille dans cette scrupuleuse mélancolie. La saccade et la danse violentent adroitement le dernier chapitre, jusqu’à la triomphale frénésie des timbales. Les bravi rugissent comme d’une seule voix dont l’enthousiasme n’efface cependant pas la nomade affliction de l’Adagio.
C’est à Barcelone, dans l’extravagant édifice de Montaner, que demain retentiront Berlioz et Schumann sous les mêmes doigts – bon voyage !
BB