Chroniques

par jérémie szpirglas

Christophe Rousset
Couperin et ses Nations

Festival de Saintes / Abbatiale de l'Abbaye aux Dames
- 12 juillet 2010

Si la musique baroque – et, à plus forte raison, la musique baroque française – a désormais partout ses entrées, c'est le plus souvent sous les formes grandioses, monumentales, majestueuses, du lyrique ou du ballet – et parfois celles, plus intimistes, du récital –, mais la place dévolue à la musique de chambre baroque française est excessivement, voire étonnamment restreinte. D'un abord sans doute moins aisé ou immédiat que la musique italienne des Corelli et Vivaldi, et moins prestigieuse ou familière (avec tous les guillemets qu'il convient d'y mettre) aux oreilles du grand public que la musique allemande des Bach ou Telemann, la musique de chambre baroque française est aussi sans doute moins accessible que ses consœurs : ses codes et ses repères sont moins connus, et ses bons défenseurs sont aussi beaucoup plus rares. Il faut donc un festival comme celui de Saintes pour rétablir l'équilibre et redonner à Couperin, par exemple, la place qu'il mérite au Panthéon de l'Europe musicale. Et l'Abbaye aux Dames s'associe pour l'occasion à Christophe Rousset.

La musique française est, en effet, un répertoire que Christophe Rousset connaît très bien, autant par son parcours – il a travaillé et enregistré Couperin avec William Christie, et a ensuite, de son côté, bien approfondi le sujet - que par sa sensibilité naturelle. Et Couperin est un compositeur qu'il comprend fort bien, comme il le démontre à nouveau ce soir, à la tête d'une petite phalange de musiciens, en interprétant avec brio quelques morceaux choisis des Nations.

Peut-être le connaît-il trop bien, d'ailleurs. On en a du moins le sentiment au début du concert, lorsqu'il entonne une Sonade de Espagnole (Second ordre des Nations) bien raide et un brin précieuse et maniérée. Serait-il inhibé par un excès de connaissance, un excès de perfectionnisme, un désir de trop bien faire ? Fine et élégante, l'interprétation de Rousset et ses amis se complait dans un certain statisme de perfection des articulations et phrasés, ainsi que dans une froideur somme toute fort cérébrale – avec ce sentiment d'une succession de morceaux de bravoure, mettant en avant l'un ou l'autre des instrumentistes, au jeu du reste absolument époustouflant, mais sans grande cohérence. À cela s'ajoute au surplus un petit déséquilibre sonore qui fait passer le continuo, composé du clavecin de Rousset et de la viole de Kaori Uemura, au second plan.

Fort heureusement, dans la Sonate du Premier Ordre, La Françoise, puis la Suite qui lui correspond, leurs doigts peu à peu se délient et leurs jeux se libèrent. Bientôt, on ne ressent plus aucune inhibition, plus aucune affectation - et le plaisir va croissant. À la virtuosité pleine d'aisance et de poésie des violonistes François Fernandez et Gilone Gaubert-Jacques, à la magie sensuelle des traversos de Georges Barthel et Stefanie Troffaes, aux timbres exquis et boisés des hautboïstes Gilles Vanssons et Emmanuel Laporte et de la bassoniste Catherine Pépin s'ajoute une véritable compréhension et maîtrise de la singulière respiration de ces pièces certes chambristes, mais auxquelles l'instrumentation donne des prétentions orchestrales et concertantes. Sans être tout à fait homogène, l'ensemble gagne en saveur à la faveur de ces menues différences.

Les Sarabandes sont magnifiques de quiétudes (et notamment celle de La Françoise), les Chaconnes jubilatoires. Dans la Suite du Quatrième Ordre, La Piémontaise, ils savent à merveille mettre en valeur ce don unique qu'a Couperin pour l'appropriation des langages européens, et notamment italiens. Dans son Rondeau, notamment, on a une impression semblable à celle qu'on aurait en entendant un français parlant parfaitement l'italien – mais avec ce petit accent chantant, particulier et charmant, qui le fait immédiatement reconnaître. Et la Gigue qui suit, concluant la Suite et le concert, est plus jolie qu'endiablée, plus coulante et retenue que tournoyante.

Après cette plongée d'un peu plus d'une heure dans la musique française, on ressort rafraîchi, le cœur bien rempli, et la conviction que là, dans cette musique exquise et fabuleuse, d'une intelligence et d'une ouverture remarquables, réside peut-être la solution à la construction d'une Europe saine, paisible et enrichissante…

JS