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cinq créations fêtent cinquante bougies
Miguel Pérez Iñesta dirige L’Itinéraire
À force d’être nouvelle, la musique d’aujourd’hui encourrait-elle le risque, les années passant, d’un devenir-ancien ? Après leur première, les opus ne sont guère assez joués pour qu’on les considère comme surgis du passé, même si certains d’entre eux constituent peu à peu le répertoire de cette partie des musiciens qui vivent au XXIe siècle non seulement la trivialité de leur quotidien mais encore leur pratique artistique. Au début de l’année 1973, les compositeurs Roger Tessier (né en 1939) et Tristan Murail (né en 1947) fondent un ensemble instrumental à géométrie variable, L’Itinéraire, qui se fixe pour programme de jouer les œuvres d’une génération de créateurs qui ne se reconnaissent pas dans la série sans pour autant songer le moins du monde à regarder vers l’arrière – ce que feront quelques-uns de leurs cadets, plusieurs décennies plus tard. Encouragée par Olivier Messiaen, une équipe de compositeurs, dont la plupart furent les élèves de ce dernier, s’engage dans une démarche qu’on appellerait musique spectrale, précisément cette musique à laquelle se dévouerait L’Itinéraire. Après le bel ouvrage à travers lequel Danielle Cohen-Levinas a célébré le quart de siècle de l’ensemble (Vingt-cinq ans de création musicale contemporaine : L’Itinéraire en temps réel, L’Harmattan, 2000), après le menu Bedrossian, Dalbavie, Grisey, Levinas, Pesson et Tessier servi pour son trente-cinquième anniversaire à l’Auditorium Saint-Germain [lire notre chronique du 1er avril 2008], l’heure est venue du cinquantenaire, fêté par deux concerts – on pourrait aussi bien dire quatre, nous le verrons – donnés à l’Ircam (lui-même souvent associé, d’une manière ou d’une autre, aux activités de l’ensemble et de ses compositeurs).
Quatre ou deux concerts ?...
Si le papier en annonce deux, la durée des œuvres et le déroulement de ces deux soirées invitent à penser que chacune fait se succéder deux concerts plutôt qu’un seul en deux parties conséquentes. Trois compositrices y contribuent, dont deux par des pages à leur avoir été tout spécialement commandées – Natasha Barrett (Shimmering Cities), Núria Giménez Comas (Llum i matèria) et Maija Hynninen (Mobiles). Deux œuvres commandées aux compositeurs Eric Maestri et Oscar Bianchi verront ici le jour. L’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons d’assister demain au second rendez-vous de l’événement nous prive des travaux de Barrett et de Giménez Comas, mais encore de La cité des saules (1997) d’Hugues Dufourt, de Valley of Aosta (1988) de Jonathan Harvey et des Désinences (2014) de Michaël Levinas. Si le concert de samedi avance une première partie de cinquante-sept minutes, ce qui, avec les changements de plateau, en induit soixante-dix, et une seconde de quarante-trois minutes qu’il faut au moins compter pour cinquante, celui de ce soir n’est pas en reste avec ces proportions : cinquante-cinq minutes sont prévues pour Sound de Maestri quand soixante-dix-neuf sont requises pour la première partie – en réalité, cette ouverture durera quelques cent trente minutes (deux heures dix), ce qui confirme aisément le sentiment d’avoir affaire à quatre concerts plutôt qu’à deux.
Vendredi. Espace de projection. Il est 20h.
Sur scène, six solistes prennent place. El juego (Le jeu) fut conçu en 2011 par Luis-Fernando Rizo-Salom (1971-2013) pour flûte basse, piano, violon, alto, violoncelle et percussion. Créée par Mark Foster à la tête de L’Itinéraire le 15 octobre de la même année, à Shizuoka, la pièce fut alors dédiée aux dix-huit milles victimes du séisme survenu le 11 mars sur la côte pacifique du Tōhoku, ayant entraîné une catastrophe nucléaire. Le compositeur colombien fait voyager dans cinq situations musicales qui semblent dotées de l’art de la parole, voire de la conversation. Des incises pianistiques ponctuent une palilalie obsessive, des arrêts sur image font vivre des résonances, des raucités invasives corrodent le matériau, etc., autant d’aspects n’échappant pas à Miguel Pérez Iñesta qui, au pupitre, signe une lecture presque effervescente d’El juego. Après ce triple-hommage – à l’histoire de L’Itinéraire, aux disparus japonais de 2011 et à Luis-Fernando Rizo-Salom qui brutalement nous quittait le 21 juillet 2013, trop tôt, à l’âge de quarante-et-un ans [lire nos chroniques de Big Bang, Trois Manifestes, Fábulas sobre fábrica de fábulas, In/Out et El juego] –, nous entendons, en création mondiale, Mobiles pour onze musiciens de Maija Hynninen [lire notre chronique d’Après tel février], imaginé d’après l’œuvre du plasticien étasunien Calder. Sa pièce « s’inspire de cette idée de flottement sans effort, de variation infinie et de glissement du point de vue du travail de Calder. Parfois, elle semble suspendue délicatement dans les airs, d’autres fois elle s’affirme comme si elle s’enracinait dans la terre », précise l’auteure (brochure de salle). Avec un goût immodéré pour les effets d’onde, la compositrice finlandaise plonge l’écoute dans le souvenir des spectraux des années quatre-vingt, tout en cultivant des vibrations contrariées qui invite dans son langage Lachenmann et Pesson. La régularité, l’immuabilité de l’air et du mouvement, est confiée au son de deux bols.
Succédant à une interprétation de haute volée de Prologue pour alto et résonateurs électroniques (1976) de Gérard Grisey, lui-aussi parti trop tôt (1946-1998), par l’excellente Lucia Peralta, actuelle directrice artistique de l’ensemble aux côtés du compositeur Grégoire Lorieux, la découverte de pozzanghere | mezzo seccate d’Oscar Bianchi dynamise résolument la soirée. Outre le recours à un soprano d’une roborative expressivité, la nouvelle œuvre du compositeur italo-suisse [lire nos chroniques d’Ajna, Trasparente, Crepuscolo, Thanks to my eyes, Fluente, Permeability et 6 db], qui emprunte son titre à Montale (Ossi di seppia, 1925), convoque un instrumentarium qu’on pourrait dire traditionnel n’étaient l’usage qu’on en fait et la présence de l’accordéon. La subtilité des relais entre les R voluptueusement et fort durablement roulés, pour ne point dire rugis, par l’extraordinaire Katrīna Paula Felsberga, et leur prolongement dans les timbres instrumentaux, parfois par imitation, d’autres fois selon un spasme commun, fascinent d’emblée. La pièce « flirte parfois avec un univers sonore homogène articulé par le quatuor avec contrebasse et l’accordéon qui, en fusionnant, amplifient et dramatisent cet espace du mystère que savent si bien convoquer les instruments à cordes », explique Bianchi (même source) ; « par opposition, le piano et la percussion incarnent du concret, le terrestre, le primordial ». Les échanges entre soprano et trompette se font de plus en plus prégnant au fil de l’exécution, scellant une inquiétante étrangeté que souligne l’admirable économie de l’écriture, mue par une inventivité sans cesse frémissante interrogeant jusqu’à la fonction de la voix, « au-delà du sémantique ou du lyrique ».
Avec plaisir nous retrouvons la Lesson II de Professor Bad Trip (1998-99) du regretté Fausto Romitelli (1963-2004) qui jamais n’atteignit sa quarante-deuxième année, dans une lecture extrêmement drue qui rend parfaitement compte de la démarche de l’artiste et des influences dont il s’est réclamé. Les deux cadences de violoncelle sont remarquablement assumées par Myrtille Hetzel. Il est 22h15 lorsque commence l’entracte… quand la création de Sound était annoncée pour 22h, ce qui donne à croire qu’elle commencera vers 23h… et ce qui nous invite à remonter, à contre-cœur, à la surface. Saluons le réalisateur en informatique musicale Johannes Regnier, pour la technique Ircam.
BB