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Chroniques
clôture du cycle Galina Oustvolskaïa
Trio (1949) – Octuor (1950) – Symphonies n°2 (1979) et n°3 (1983)
Pour le dernier rendez-vous que donne son Ouverture spirituelle avec la musique de Galina Oustvolskaïa, le Salzburger Festspiele offre d’approfondir résolument l’approche, sur le modèle du nocturne consacré aux Sonates pour piano de la compositrice russe : de même que dimanche [lire notre chronique du 22 juillet 2018], l’auditeur peut confronter les pages de jeunesse à celles de la maturité, sinon de la fin, puisque ce programme, servi avec une précision hors du commun par les musiciens de l’ensemble Klangforum Wien, oppose des œuvres de 1949 et des années quatre-vingt. Bien que la soirée alterne les opus de l’après-guerre aux plus récents, avec un de chaque période de part et d’autre de l’entracte, pour plus de clarté ce compte rendu suit l’ordre chronologique – rappelons d’emblée une particularité des premières pièces d’Oustvolskaïa : elles attendirent environ deux décennies avant d’être jouées, de sorte que leur perception de 1968 à 1987 pût s’apparenter à celle provoquée ce soir.
Le Trio pour clarinette, violon et piano fut écrit en 1949. De cette musicienne de vingt ans, alors élève de Dmitri Chostakovitch, il s’agit de la toute première publication – création à Leningrad, le 11 janvier 1968. Comme dans la Sonate n°1 de la même année, l’empreinte du maître est évidente. L’excellence des instrumentistes s’impose de suite, avec le solo méandreux de la clarinette, l’onctuosité naturelle du piano, enfin le lyrisme exacerbé du violon, somptueux. Bien que la remarque déplairait à l’auteure, ce Trio entre encore dans ce que l’on appelle musique de chambre, contrairement aux compositions ultérieures. On y entend Chostakovitch, mais aussi Mieczysław Weinberg et Sergueï Prokofiev. L’Espressivo liminaire s’achève dans un doux cantabile de clarinette, personnage initial du mouvement médian, Dolce en apesanteur, avec un contrepoint violonistique bientôt érigé en partie principale, à peine ponctuée de quelques accords résolutifs du clavier, répétition d’un motif campanaire désolé. Au piano revient l’exposition du thème obstiné d’Energico, dont le développement enlace l’emphase violonistique. La clarinette survient soudain, citant la première phrase soliste du Concerto pour violon de Sibelius (1903), comme par une appropriation du répertoire de sa partenaire. Cette cellule envahit la deuxième section du mouvement, puis la clarinette livre un nouveau matériau, distillé en entrelacs par les trois. Un austère solo de piano conclut le Trio, précurseur des œuvres plus tardives dans son recours, quoiqu’encore timide, au martellement régulier.
Après l’entracte, nous entendons l’Octuor pour deux hautbois, quatre violons, timbale et piano dont la rédaction commença dans la suite du Trio pour finir l’année suivante – il serait créé le 17 novembre 1970, à Leningrad. Bien qu’il ne convoque (comme l’indique son nom, que huit musiciens), il est ici dirigé par Ilan Volkov. L’originalité de l’instrumentarium marque un pas décisif dans l’affirmation de soi par la jeune compositrice qui se démarque alors plus nettement de son mentor. Il s’articule en cinq épisodes, dont le troisième prolonge le premier. Pour seule indication, plutôt qu’une référence aléatoire de tempo ou même un titre plus ou moins programmatique, ils portent la vitesse, comprise à la noire. Dès l’énigmatique mélopée qui tourne à l’obsession, distance est largement prise avec Chostakovitch et une évidente personnalité musicale s’impose. Répétitions, silences, scansions vigoureuses et régulières, ostinati, volées de cloches et chants ritualisés : tout le vocabulaire d’Oustvolskaïa y est, par-delà cette aura partagée avec la Symphonie de psaumes de Stravinsky (1930).
Fils d’un comte souabe, Hermann von Altshausen (1013-1054), dit Hermann der Lahme (Hermann le Boiteux) et plus tard canonisé par l’Église romaine sous le nom d’Hermannus Contractus Augiensis (Saint Hermann le Contrefait de Reichenau), se retira très jeune au monastère de l’île de Reichenau (Lac de Constance) où il prononça ses vœux en 1043. Il est connu comme grand savant possédant plusieurs langues, écrivit des traités et des poèmes, composa même des hymnes religieuses. Dans les années soixante-dix, en lisant une anthologie de la littérature latine médiévale Galina Oustvolskaïa fut frappée par De sanctissima Trinitae dont elle utilisera les vers dans ses Symphonies n°2, n°3 et n°4. Nous abordons les deuxième et troisième, respectivement Wahre, ewige Seligkeit! (Vrai, éternel bonheur !) et Jesus messias, errette uns! (Sauve-nous, messie Jésus !).
Enchaînant trois périodesqui, selon le principe qui précède, se contentent d’indication métronomiques, la Symphonie n°2 pour récitant et orchestre fut écrite en 1979 et créée à Leningrad le 8 octobre 1980. On retrouve la couleur spécifique générée par l’emploi de six flûtes [lire notre chronique de la veille], les déflagrations pianistiques et, en général, des parties de vents franchement musclées (hautbois, trompettes, un trombone et un tuba). La voix d’Evert Sooster survient d’abord comme un son non-articulé, animé par la profonde mais vaine volonté à dire – outre sa claudication, Hermannus était bègue. Un seul mot (russe) finit par naître à la bouche du récitant : Господь, c’est-à-dire Seigneur. Il ouvre la voix aux cuivres graves, comme ce vrombissant tuba qui entamera dix ans plus tard la Symphonie n°5 [lire notre chronique du 21 juillet 2018]. La régularité de la scansion générale, plus spécifique encore sur le bloc de bois inventé par Oustvolskaïaen 1972, soumet l’écoute à une dynamique de transe. La pièce évolue vers la raréfaction, petite sonnerie de flûte, voix qui s’éteint, ultime signal du piano, presque tendre.
Également en trois sections, la Symphonie n°3 pour récitant et orchestre date de 1983 et fut créée le 1er octobre 1987, à Leningrad. Les vents augmentent encore (cinq hautbois, cinq trompettes, trois trombones et trois tubas). Viennent s’ajouter cinq contrebasses, une grosse caisse et des timbales. Florian Müller est toujours au piano, très sollicité par les quatre pièces de la soirée. L’absence des flûtes inscrit la symphonie dans un registre plus grave. Curieusement, sa grandiloquence, à la fois brutale et brillante dans sa sévérité même, semble cousine du Messiaen d’Et exspecto resurrectionem mortuorum (1964). La parole n’est plus entravée ; au contraire, la voici clairement proclamée. Bravo à Klangforum Wien pour son interprétation d’œuvres qui souvent nécessitent une grande endurance, ainsi qu’à Ilan Volkov et au Festival de Salzbourg pour cette passionnante plongée dans la prière d’Oustvolskaïa.
BB