Chroniques

par laurent bergnach

Co-Lapsus
une soirée musicale avec Alain Damasio

La Voix est Libre / Théâtre, Cité universitaire internationale de Paris
- 1er octobre 2020
Entouré de divers musiciens, Alain Damasio partage ses textes
© pascal bouclier

Il y a quelques mois, sans le savoir encore, nous quittions pour longtemps le monde du spectacle vivant avec la science-fiction de Mary Shelley [lire notre chronique du 11 mars 2020]. Nous y revenons aujourd’hui avec celle d’Alain Damasio (né en 1969), invité de la soirée d’ouverture de La Voix est Libre. Manifeste pour une musique « créative, vivante, vibrante et respirante », ce festival s’efforce, depuis près de vingt ans, à casser les codes, à fuir la norme. Dans cet esprit, l’écrivain a laissé carte blanche aux organisateurs pour choisir les musiciens présents autour de lui.

Musique et résistance, voilà qui colle bien avec celui qui abandonna des études de commerce pour un horizon plus vaste ! Dans son premier roman publié, La Zone du Dehors (1999), il peint Cerclon en 2084 – apprécions l’hommage à Orwell –, une société qui repose sur la surveillance mutuelle des citoyens, laquelle va faire naître des îlots de subversion. Damasio s’y inspire des travaux de Michel Foucault et de Gilles Deleuze. Ce dernier est d’ailleurs cité en ouverture de La Horde du Contrevent (2004), épopée philosophique rythmée par le style caractéristique de chacun des vingt-trois protagonistes en quête de la source de tous les vents (zéfirine, slamino, furvent, etc.). Le long poème en prose s’accompagne d’un CD de musique signée Arno Alyvan, sensé déployer l’univers du roman dont l’admirateur de Novarina livre un extrait, pour sa première intervention. Le vol de Schist, l'autour de l'autoursier, s’accompagne des notes jouées par Noémi Boutin au violoncelle : Reading winds – Intermezzi VI (2019) de Misato Mochizuki [lire nos chroniques de Nigredo, Têtes, Quark II, Etheric Blueprint Trilogy, Musubi, Taki no shiraito, Terres rouges et Ima koko].

Cette lecture forme un insert au concert de SARĀB (mirage, en arabe), groupe qui fusionne jazz contemporain et tradition moyen-orientale. Il est composé de Climène Zarkan, chanteuse au velours impacté, entourée de Baptiste Ferrandis (guitares), Timothée Robert (basse), Paul Berne (batterie), Thibault Gomez (pianos acoustique et électrique) et Robinson Khoury (trombone). De ce dernier, on apprécie la variété de timbres qui transcende les cultures.

La seconde partie met en relief des passages du dernier livre de Damasio, Les Furtifs (2019), nouveau roman polyphonique marqué par la méfiance envers notre époque panoptique et son régime de la trace. Pourtant, tapie dans les angles morts de la vision humaine, une nouvelle espèce hybride témoigne d’une fuite encore possible... Ce livre a lui aussi donné lieu à un projet musical avec Yan Péchin dont, ce soir, les guitares enveloppent les mots de l’écrivain à l’aise avec sa mémoire et les vocalises, voire les halètements, de la chanteuse Mood. Deux artistes se dévoilent encore : Cécile Mont-Reynaud, acrobate qui évolue dans un rideau de fils suspendu en haut de scène – clin d’œil à la théorie des cordes ? –, et le danseur Jean-Paul Méhansio, illustrant avec grâce une bagarre « entre esquisses et feintes » ou un « slam des sarabandes ».

On l’a compris, le capitalisme est la bête noire de l’écrivain qui préfère le flux du vivant à celui de la bourse. Traiter de « connard » l’une de ses incarnations actuelles soulage les nerfs mais ne permet pas de renverser un système délétère qui imprègne chacun de nos gestes. De fait, la révolte collective est devenue une utopie et Damasio cherche une solution du côté des micro-révolutions, dont rend compte son intérêt pour la zone à défendre (ZAD) et la prise de conscience individuelle. En écho à son deuxième texte qui imaginait le mot étranger non plus comme substantif ou adjectif mais comme verbe, le tout dernier, offert au public après les saluts, raconte l’enfermement de l’esprit collé à la vitre d’un téléphone si intelligent qu’il vous donne l’impression de la liberté.

LB