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Chroniques
Combattimento, la théorie du cygne noir
spectacle de Silvia Costa et Sébastien Daucé
Depuis sa réouverture en 2000, le petit Théâtre du Jeu de Paume (moins de cinq cents places) a régulièrement accueilli des spectacles baroques lors de plusieurs éditions du festival. Ce sont, entre autres, Claudio Monteverdi, avec Il ritorno d’Ulisse in patria (2002), et Francesco Cavalli – Elena puis Erismena [lire nos chroniques du 9 juillet 2013 et du 9 juillet 2017] – qui y furent représentés, formant à chaque fois un très vif succès. On retrouve cette année ces deux compositeurs, en compagnie de Luigi Rossi et des plus rares Giovanni Battista Buonamente, Tiburtio Massaino, Giacomo Carissimi et Tarquinio Merula, pour un assemblage de leurs partitions intitulé Combattimento, la théorie du cygne noir.
L’idée de départ de ce patchwork, d’une durée d’une heure et trente minutes dont les passages sont enchaînés sans temps morts, est Il combattimento di Tancredi e Clorinda. Dans ce madrigal de Monteverdi, Tancrède ne reconnaît pas son ennemi sous l’armure et le tue, découvrant trop tard le visage de sa bien-aimée mourante. Cet exemple de catastrophe imprévisible est théorisé par le chercheur et statisticien Nassim Nicholas Taleb qui a nommé cygne noir tout évènement improbable aux conséquences catastrophiques. Ce cygne noir donne lieu à lamentations, madrigaux et airs doloristes dans le spectacle imaginé par le chef Sébastien Daucé et la metteure en scène Silvia Costa. Le premier est placé à la tête de son ensemble Correspondances, tout en assurant la partie de clavecin [lire nos chroniques du 1er septembre 2012, du 18 janvier 2013 et du 16 juillet 2018]. On se délecte de la qualité de la musique jouée par la formation baroque, le répertoire du XVIIe siècle trouvant un écrin idéal qui restitue un son plein et épanoui. Les instruments sont expressifs et transmettent des sentiments, le plus souvent empreints de douleur. C’est en effet l’affect dominant, mais non exclusif, la pièce étant composée de trois parties, entre prologue et épilogue : Combat, Lamentations, puis Soulèvement et reconstruction.
La production de Silvia Costa, qui signe aussi la scénographie, fait plonger, au cours d’une large première partie, dans une sombre ambiance de plateau. C’est le noir qui règne, sur lequel se détachent quelques lumières franches, comme la constellation de la Grande Ourse au début, les longs néons blancs figurant des épées lors du combat de Tancrède et de Clorinde, ou encore deux séries de cercles concentriques. Des fonds vert et rouge, avec les lettres C et T passent aussi, mais dès la mort de Clorinde on bascule dans une cérémonie mortuaire, avec urnes funéraires et cendres qu’on éparpille. Les images sont particulièrement fortes, comme cette femme encordée à une lourde urne qui la tire sur le sol noir, ou encore une mère qui chante une berceuse en direction d’un lit d’enfant et se tourne, pleine à la fois de colère et de tristesse, vers un petit cercueil, avant de le porter à bout de bras. Les gestes sont lents et le deuil est lourdement partagé par l’auditoire.
La troisième partie, Soulèvement et reconstruction, arrive comme une délivrance, un retour à la vie sous forme de projet urbanistique. Les protagonistes tracent des lignes au sol, agencent un paysage verdoyant en faisant pleuvoir au travers d’un faux nuage, avant de compléter le décor par des habitations pour former une jolie maquette en fin de construction. L’optimisme n’est toutefois pas béat lorsqu’est amené, au centre de la réalisation, un arbre comme pétrifié dont la forme peut évoquer celle d’un champignon nucléaire. À l’aide d’une règle, comme une maîtresse d’école, une femme dégomme alors les petites maisons et les immeubles. L’image finale est une figurante nue qui s’allonge dos au public, donnant l’impression que le bonheur existe mais que le chemin est encore long pour y arriver...
Parmi les huit chanteurs ici réunis, certains sont déjà en pleine carrière, comme le mezzo Lucile Richardot au timbre particulièrement sombre, bien en situation dans les parties doloristes [lire nos chroniques de Rinaldo et d’Arsilda, regina di Ponto]. Le ténor Valerio Contaldo intervient également dès les premières interventions chantées, très à l’aise dans ce répertoire, entre voix estompée dans les passages parlando et quelques notes plus poussées [lire nos chroniques de La Didone, Orfeo et Il palazzo incantato]. Le soprano Julie Roset excelle dans la lamentation (Plorate colle de Giacomo Carissimi), avec un instrument agile et aigu [lire notre chronique du 7 juillet 2019] qui émet des sanglots ponctués par de petites notes à l’orchestre. L’autre soprano, Caroline Weynants [lire nos chroniques du 4 novembre 2005, du 25 janvier 2015, des 30 juin et 16 novembre 2016], amène sa part d’émotion au cours de la berceuse chantée par la mère (Hor ch’e tempo di dormire de Tarquinio Merula), le plateau étant complété par Blandine de Sansal (mezzo-soprano), Antonin Rondepierre (ténor), Étienne Bazola (baryton) et Nicolas Brooymans (basse).
Au delà des performances individuelles, il s’agit d’abord d’un travail d’équipe de remarquables cohésion et cohérence. Les chœurs et ensembles vocaux sont en effet nombreux à démontrer la superbe alchimie de l’ensemble, des voix qui se marient entre elles à merveille et maintiennent aussi une harmonie équilibrée avec la musique. Encore une belle réussite baroque, dans le théâtre du Jeu de paume, à mettre au crédit du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence !
IF