Chroniques

par bertrand bolognesi

concert 10 – Moritz Eggert et Thierry Pécou
Ensembles Variances et Resonanz

Présences / Maison de Radio France, Paris
- 22 février 2014
le compositeur allemand Moritz Eggert, invité du festival Présences 2014
© dr

Deux ensembles sont réunis pour une soirée des plus hétéroclites, à l’image de cette édition 2014 de Présences dont en vain l’on cherchera la cohérence. Mêler les esthétiques aurait été dresser un état des lieux de la création contemporaine en Allemagne et en France à travers l’affiche Paris-Berlin, prisme qui laissait entendre une mise en lumière de quelques influences d’une rive à l’autre du Rhin. Pour ce faire, l’exhaustivité eut été de mise, et immanquablement une exhaustivité qui, par définition, exclurait les notions d’estime et de choix. Rien de tel : la programmation semble bien au contraire vouloir se faire la défense de certains artistes, sinon courants, comme en témoigne la présence doublée, voire triplée, de tels compositeurs, ce qui induit l’absence de tant d’autres, vraisemblablement écartés suite au jugement que les décideurs auront portés sur leurs travaux ; la même constatation s’impose quant aux formations instrumentales invitées. Il faut donc considérer que l’équipe responsable de Présences revendique un contenu « de qualité »... à moins qu’en ce phénomène il faille uniquement voir le jeu savant des échanges et des réseaux, recommandations et retours d’ascenseur : en ce cas, ne parlons pas de « festival » mais de conseil de famille (élargie), de rallye, de garden-party, etc.

Deux ensembles, disions-nous, et deux compositeurs-pianistes. Thierry Pécou est d’ailleurs le fondateur de Variances, récemment évoqué par nos pages [lire notre chronique du 5 avril 2013]. Son Lady’s Cowe (2011) s’inspire de la toile éponyme qu’Alfred Sisley souffrant peignit sur la côte galloise en 1897 (il disparut deux ans plus tard). Nous entendons une pièce brève pour piano à quatre mains dont la séduisante fluidité emprunte avec bonheur au flou doré de la vague bleu-vert qui, dans l’original, embrasse la rouille mauve du rocher. Sous une pédalisation abondante, cette marine d’ostinati bousculant leur mètre sourd des profondeurs, comme dépourvue de ciel.

Dans une volubilité incantatoire s’ouvre le Sextuor pour piano et vents (2011), sur un piano d’abord essentiellement rythmique. Usage est fait ensuite de ces effets qui puisent dans la « choséité » instrumentale – pour Heidegger il s’agit de la toile qu’on tend ou du crayon qu’on taille ; ici des aléas du souffle, des bruits de clés, etc. Un motif qui se répète à l’infini tisse un tutti déployé à volière ouverte. L’inspiration orientale habite des imitations de timbres et, plus encore, de la façon dont la résonnance lentement les altère. Bientôt l’œuvre révèle une densité inattendue.

Après cet opus de Thierry Pécou interprété avec belle humeur par Variances, nous retrouvons l’un des pianistes du début, à savoir le compositeur Moritz Eggert [photo] qui tiendra cette fois le clavier échantillonneur pour l’exécution de son 1,2,3 unissant les deux ensembles. Jonathan Stockhammer gagne le pupitre et, après quelques regards entendus, lève la baguette. « One… »… d’emblée nous voilà précipités dans un gouffre néo-reichien rehaussé par le sot jeu d’esprit de la voix qui dénombre les variations de l’écriture (elle n’ira pas plus loin que « three », même si les musiciens arborent cartons blancs où s’inscrivent, muets, des « ? » et même des « 4 »). Trouver dans une partition du passé un matériau toujours et encore prometteur ou reproduire une facture ancienne sans autre nécessité que celle de la chanter soi aussi sont deux pratiques très différentes, sinon parfaitement opposées ; Mortiz Eggert se situe dans la seconde. Steve Reich, disions-nous… oui, pour la répétition, bien sûr, mais encore la lumière particulière qui toujours appert des postes de frontière ponctuant sa faconde ; Philip Glass, aussi, pour l’enthousiasme auto-satisfait qu’on y surprend trépigner d’aise ; mais encore un enrobage gaguesque digne de Kagel, une traversée percussive afro-cubaine et même un peu de jazz. Il en va là d’une pratique rencontrée sur d’autres scènes, honorables pour ce qu’elles sont, du reste, mais qu’on s’étonne de subir ici.

Pour la première fois en treize ans de musicographie, le signataire de ces lignes a quitté la salle après cette pièce, c'est-à-dire entre deux œuvres, sans même attendre l’entracte. C’est affreusement navrant pour Les liaisons magnétiques de Pécou – il n’y est pour rien, lui – dont la création venait clore le menu, mais ce rouleau compresseur signé Eggert m’a jeté dehors. Dans une lettre adressée en 1775 à l’organiste et musicologue Johann Nikolaus Forkel, Carl Philipp Emanuel Bach décrivit son père enseignant la composition aux jeunes gens. Après avoir passé en revue les éléments pratiques qui permettraient à un créateur de développer son art, il précise : « pour ce qui est de l’invention des idées, il exigeait dès le début qu’on en fût capable. À quiconque ne possédait pas cette faculté il conseillait de ne pas s’occuper de composition » – sagesse d’autrefois, dira-t-on ?...

BB